Rencontre de Moissac les 27, 28 et 29 mai 2016
Enfants et adultes juifs entre accueil, sauvetage et résistance, 1939-1945.
Trois lieux d’étude en France : Le Chambon s/Lignon, Dieulefit et Moissac.
Intentions et mise en oeuvre
Sur une idée de l’association Moissac, ville de Justes oubliée, une rencontre s’est déroulée les 27, 28 et 29 mai 2016 à Moissac, en partenariat avec le Réseau Mémorha [1], et avec le soutien scientifique du LARHRA [2].
Son programme comprend : un colloque, des tables rondes (avec témoignages), une grande conférence, une pièce de théâtre, une lecture, des visites, des expositions photographiques, des projections de films et une cérémonie en l’honneur des Justes (distingués par Yad Vashem).
La rencontre de mai 2016 a été précédée par la rencontre d’avril 2013. C’est en s’appuyant cette dernière, tout en évitant le risque d’une simple redite, que la manifestation de 2016 vise à consolider les acquis antérieurs, à prendre en compte les travaux récents et proposer de nouvelles approches à partir des trois lieux choisis, Le Chambon s/Lignon, Dieulefit et Moissac. Dès à présent, il est prévu de publier les communications, échanges et témoignages de la rencontre, si possible dans un délai maximum de 15 mois. La publication, qui donnera à Moissac une notoriété supplémentaire, est prévue pour la fin 2017. Seront sollicités : Laurent Douzou pour une préface (ou un avant-propos), et le parrainage scientifique du LARHRA et du Réseau Mémorha.
Définir l’objet
Le thème de la rencontre est centré sur une sorte de triptyque : accueil, sauvetage et résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale, sur le sol français. Ces trois termes concernent à la fois les Juifs (adultes, jeunes gens, enfants) et les non-Juifs. Ils renvoient à trois types de situations.
– Le terme d’accueil concerne aussi bien les enfants que les adultes, qu’ils soient bénéficiaires ou acteurs de la solidarité, qu’ils agissent seuls ou à l’intérieur d’une institution ou groupe.
– Le sauvetage désigne les actions ou processus qui visent à soustraire des personnes à la persécution raciale, politique, économique, religieuse, d’où qu’elle vienne.
– La résistance comprend les actes individuels ou organisés (dans un groupe, une institution) qui visent à mettre en échec les forces d’occupation ou de collaboration et leurs instruments, qu’ils soient allemands ou français, et à préparer « les jours heureux » ; le terme mérite d’être précisé dès lors qu’il est employé pour des actions non armées, des actes de désobéissance, auxquels les femmes ont pris une part reconnue, partageant avec les hommes des exigences éthiques pouvant les mettre en grand danger [3].
Objectifs
Tel que défini, l’objet de la rencontre est vaste, ce qui n’exclut pas des investigations micro-historiques. Pour le préciser davantage, il est nécessaire d’énoncer les intentions principales de la manifestation :
1. d’abord, rappeler les mesures et dispositifs qui visent, depuis le début de la guerre, à recenser, repérer, enfermer les Juifs sur le sol français, étrangers ou non, afin de les déporter et anéantir, en insistant sur les phases successives d’exécution de ces dispositifs, en lien avec la chronologie de la guerre, de l’occupation et de la collaboration – il ne faut pas que l’étude des personnes sauvées dissimule l’effroyable bilan, pour la France, des internements et déportations, surtout comparé à celui de l’Italie [4];
2. ensuite, analyser les conduites de dissidence, de désobéissance, de résistance, que ces actes émanent de Juifs on de non-Juifs, d’organisations juives ou non-juives, agissant séparément ou de concert et qui aboutissent à mettre en échec (avec plus ou moins de résultat) les plans ou directives de terreur et ségrégation ;
3. enfin, enquêter sur les liens qui peuvent se tisser entre accueil, solidarité, sauvetage et engagements résistants, que ces derniers soient individuels ou inscrits dans une organisation, qu’ils soient armés ou non-armés, « à mains nues », pour reprendre une expression maintenant très connue [5]. Par hypothèse, c’est la porosité entre résistance civile (ou sociale, ou « civique ») et résistance armée/organisée qui peut expliquer la réussite des sauvetages, l’acceptation par la population locale, voire sa complicité, enfin les itinéraires individuels qui conduisent du refuge, de la « planque » au combat [6]. Aux tables rondes de Moissac et du Chambon est confiée la vérification de cette hypothèse.
Tenir compte des travaux antérieurs ou en cours, et élargir le champ de recherche
En choisissant de travailler à partir de trois lieux, les organisateurs du colloque visent d’une part à s’appuyer sur les acquis historiographiques en lien avec le thème central, d’autre part à développer des approches qui, à défaut d’être entièrement nouvelles, peuvent réajuster les connaissances. En particulier, sont encouragées les investigations et analyses qui permettent de mieux mesurer l’importance du sauvetage des Juifs par les Juifs eux-mêmes, ou qui éclairent les liens entre solidarité, combat anti-totalitaire et action résistante [7].
Trois lieux, trois types de situations
Les trois lieux inscrits au programme ont été choisis pour des raisons humaines (convergence d’études historiques et de témoignages vivants) et méthodologiques. En effet, ces trois lieux peuvent être considérés comme des cases-studies. Chacun des trois offre une situation à la fois originale (mentionnée dans le déroulement du programme) et explicable, simultanément, par recours à des analyses plus générales. Autrement dit, Le Chambon, Dieulefit et Moissac sont interrogés comme représentatifs, chacun à sa manière, de situations qui se rencontrent en grand nombre ailleurs. Ils offrent l’opportunité de se risquer dans la micro-histoire, une démarche recommandée par les historiens spécialistes de la période et de la problématique (Tal Bruttmann). Passer de l’histoire locale à la micro-histoire, c’est une échelle d’observation qui autorise ensuite d’aborder les thèmes centraux de l’histoire de la Deuxième Guerre (camps, maquis, solidarités, persécution, déportation, répression, délation, résistance) [8]. L’étude très localisée devrait permettre de revenir sur une fréquente affirmation, selon laquelle la Résistance aurait ignoré le sort des Juifs, plus ou moins délibérément et donné priorité à d’autres combats [9]. Plusieurs témoins invités à la rencontre seront à même de reprendre cette assertion à frais nouveaux en revenant sur les liens entre Juifs, résistance juive et Résistance (tout court).
La question des « Justes »
Une des réalités communes aux trois lieux est de compter, aujourd’hui, des « Justes parmi les Nations », selon la terminologie de l’institution qui accorde cette distinction, Yad Vashem (Jérusalem). Depuis une vingtaine d’années, les travaux et les initiatives en faveur des Justes se multiplient. L’intérêt du public et de la République semble s’accroître depuis la loi du 23 mars 2000 (hommage simultané aux victimes de la Shoah et aux Justes). Tandis que des travaux de synthèse récents rendent compte de l’ampleur du sauvetage à l’échelle nationale [10], dans la région Rhône-Alpes des colloques, des films, la thèse de Cindy Banse (soutenue en décembre 2015 à Lyon) ont mis en évidence des sauvetages, des solidarités et des réseaux remarquables [11].
De ces travaux récents, à l’échelle régionale ou nationale, on peut tirer deux grandes observations :
– les Justes « reconnus » (dont le nombre va se stabiliser en France) ne représentent qu’une infime partie des sauveteurs/sauveurs (P. Cabanel), car le phénomène du sauvetage est « massif » et « social » (Michel Winock) ;
– la loi israélienne qui a défini le statut des Justes en 1953 en a exclu les Juifs – cette définition, à la fois politique et religieuse ne constitue pas une catégorie historique ; cependant, l’historien, au moment d’enquêter sur les actes de sauvetage et de solidarité, et sur leurs auteurs, est conduit à travailler aussi bien sur les Justes que sur les autres personnes, connues ou à connaître, juives ou non, et dont la conduite a été, en règle générale, d’une grande discrétion [12]. Qui sont les résistants « civils », les « sauveteurs », comment s’organisent-ils, quel rôle la population environnante a-t-elle joué ? C’est bien ce type d’enquête qui peut donner leur dimension historique au sauvetage et à la résistance juifs, et nuancer les analyses globales qui les ont sous-estimés [13].
C’est dans cet esprit que sont proposées des études localisées lors de la rencontre de Moissac, avec le double souci d’explorer les situations, puis d’en relier les analyses à l’histoire globale correspondante. Si bien que la catégorie d’origine, celle des « Justes parmi les Nations » est de plus en plus complétée (plutôt que concurrencée) par une catégorie, celles des « Justes de France », relevant de concepts et de réalités qu’il faut certainement explorer et éprouver. En ne perdant pas de vue que les actions de solidarité et de générosité de l’époque risquent davantage de tomber dans l’oubli que d’entrer dans l’Histoire. Pourtant, une meilleure connaissance des actes juifs contribue à en finir avec le concept de la « passivité » juive : il ne tient pas face aux études de cas [14].
B. Delpal 3 déc. 2015 =============================
[1]Réseau Mémorha, mis en place en Rhône-Alpes en 2011, s’est donné pour mission première d’engager une réflexion sur les enjeux contemporains de transmission de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, sur les nouvelles formes de manifestations mémorielles et sur leur représentation dans l’espace public, à l’échelle locale (quartier, ville village), mais aussi à l’échelle régionale (territorialisation des mémoires).
Il est également un espace d’échange d’expériences scientifiques et professionnelles, qui associe, dans une démarche comparative, plusieurs structures mémorielles européennes (Allemagne, Catalogne, Italie, Suisse, Belgique).
[2]Laboratoire de Recherche Historique Rhône-Alpes (5190). Le LARHRA est une Unité Mixte de Recherche du CNRS, regroupant les Universités Lumière-Lyon 2, Jean Moulin-Lyon 3, Pierre Mendès France-Grenoble 2 et l’ENS de Lyon.
[3]Laurent Douzou, La Résistance française, une histoire périlleuse, Paris, Seuil, 2005 (coll. « Points Histoire »), p. 238.
[4]L’ouvrage de référence est ici celui de Serge Klarsfeld, Mémorial de la déportation des Juifs de France, Association des Fils et Filles des Déportés juifs de France, Paris, 2012 (nouvelle édition du travail initial).
[5]Sur l’historique de ce concept, maintenant ancien, cf. Jacques Semelin, Face au totalitarisme La résistance civile, éd. André Versaille, 2011.
[6]Exemplaire est à cet égard le témoignage de Roger Fichtenberg, qui passe à quelques mois d’intervalle de la 6e du Lot-et-Garonne à l’état-major FFI de ce même département. Plusieurs dizaines d’enfants de Moissac, après la fermeture de la maison, lui doivent d’avoir échappé à la déportation. Cf. son livre récent : Journal d’un résistant juif dans le Sud-Ouest, Paris, FMS & Éd. Le Manuscrit, 2015, 178 p.
[7]Hervé Nathan, « Tarn, les scouts rejoignent les maquis », in : Marianne, n° hors-série, « Les résistances juives », mai 2015 ; il s’agit des éclaireurs et éclaireuses des EEIF. Pour une vue d’ensemble : Anne Grynberg, Les Juifs dans la Résistance et la Libération. Histoire, témoignages, débats, Éd. du Scribe, 1985.
[8]Claire Zalc, Tal Bruttmann, Ivan Ermakoff, Nicolas Mariot (dir.), Pour une microhistoire de la Shoah, Le genre humain, Seuil, 2012.
[9]Comme Olivier Wieviorka, Histoire de la Résistance, 1940-1945, Perrin, 2013.
[10]On signalera deux récentes synthèses : Patrick Cabanel, Histoire des Justes en France, Armand Colin, 2012, et : Jacques Semelin, Persécutions et entraides dans la France occupée Comment 75% des juifs en France ont échappé à la mort, Seuil-Les Arènes, 2013.
[11]Cindy Banse-Biesse, Les Justes parmi les Nations de la région Rhône-Alpes : étude prosopographique, thèse pour le doctorat d’histoire, université Lyon 3 – Jean-Moulin, décembre 2015.
[12]Anne-Marie Granet-Abisset, « La mémoire discrète des Justes », in : Justes de l’Isère Le sauvetage des Juifs 1940-1944, Actes du colloque organisé par le MRDI, Grenoble, 2011.
[13]Introduction de Georges Bensoussan au n° hors-série de Marianne : « Les résistances juives », mai 2015. Voir également : Le Débat, n° 183, de janvier-février 2015 (controverses et panorama des réponses au livre de Jacques Semelin, cit. note 7, ci-dessus).
[14]Cf. l’article consacré à Lucien Lazare (ancien du maquis juif de Castres) , « Résister toujours », Le Monde, 10 juillet 2015 (p. 10). Lucien Lazare (coordonnateur du Dictionnaire des Justes de France, Fayard/Yad Vashem, 2003) veut en finir avec « le mythe de la passivité » et rappelle : « De nombreux Juifs ont résisté ou se sont mis en danger pour sauver d’autres Juifs – une autre forme de résistance ».