Patrick Cabanel
Université de Toulouse-Le Mirail
Les Justes issus du monde protestant
(Contribution à la table ronde du 24 janvier 2009 : Les Justes et les historiens)
Cinq protestants sur les sept Justes de Dieulefit… Environ 10 % de protestants (dont pas moins de 31 pasteurs ou couples pastoraux) dans l’ensemble des Justes de France, alors que le pays comptait moins de 2 % de protestants en 1940… Sans doute une seule protestante à Murat, dans le Cantal, et elle (Alice Ferrières) est une Juste ; même chose à Vic-sur-Cère, dans le même Cantal, et c’est encore une Juste (Suzanne Vincent-Jacquet) ; alors que dans les Cévennes ou autour du Chambon-sur-Lignon, « îles » rurales protestantes, les Justes se comptent par dizaines… Deux médailles des Justes ont été décernées à des collectivités, Nieuwlande en Hollande, Le Chambon-sur-Lignon en France et, dans les deux cas, il s’agit de communautés fortement marquées par le protestantisme… Il y a là, sans doute, plus qu’une série de hasards statistiques. Mais comment l’expliquer, puisqu’à l’évidence il ne s’agit pas d’une anomalie ?
Trois raisons me semblent s’imposer à l’attention : théologique, culturelle et socio-historique. Sont-elles toutes trois également nécessaires ? Il semble que non, et que les deux premières suffisent à nourrir un véritable philosémitisme protestant, observable en Hollande, en Angleterre (cf. Cromwell et les puritains), aux États-Unis d’hier comme d’aujourd’hui. Lorsque la troisième vient s’adjoindre, comme chez les « huguenots » français ou les vaudois (protestants) italiens, alors ce philosémitisme, quasiment « judaïsant », se mue presque naturellement en geste de solidarité et de sauvetage, qu’il s’agisse de l’affaire Dreyfus ou de la Shoah.
Théologie : les chercheurs ont maintenant bien établi que Calvin a introduit une véritable rupture dans l’histoire séculaire de l’antijudaïsme, la haine chrétienne des juifs. Alors que les confessions catholique, orthodoxe, luthérienne (en dépit d’un frémissement chez le jeune Luther) restent fidèles à la conception hostile et « providentialiste » à la fois d’un peuple déicide dont le malheur témoigne de la justice de Dieu, Calvin fait entendre tout autre chose : des juifs peuvent être sauvés en tant que juifs, et la mort du Christ n’est pas leur crime, elle est celui de l’humanité pécheresse. Nous savons aujourd’hui que l’éradication de l’antisémitisme devait commencer par l’assèchement de sa source théologique : Calvin, ici, a été le premier – ses héritiers ne l’ont pas toujours suivi fidèlement, mais une rupture fondatrice avait eu lieu.
Culture : dans l’ensemble du protestantisme, luthérien également, ici, on a observé une puissante redécouverte de la Bible, de toute la Bible (Ancien Testament compris), et même de la langue hébraïque. L’histoire des Hébreux et de l’ancien Israël retentit dans les temples, dans le chant des psaumes si cher aux protestants, dans leur langue, leurs prénoms, leurs références. Une étrange familiarité se crée entre les fidèles d’aujourd’hui et ceux en qui ils reconnaissent leurs ancêtres de papier et de foi. « Israël des Alpes », tel est un des noms donnés aux vallées vaudoises du Piémont, au 19e siècle… Quant à la plaine de la Vaunage, entre Nîmes et Montpellier, complètement passée au protestantisme, elle était appelée « petite Canaan » dès le 17e…
Dernier aspect, sans doute déterminant, au moins en France : les « huguenots » y ont perdu la guerre et l’histoire, ils n’ont été qu’une infime minorité (jamais plus de 2 % depuis le 18e), parfois tolérée sous l’Ancien Régime, plus souvent interdite, persécutée, méprisée, haïe, moquée. Des populations entières ont cru que les protestants avaient la gorge noire et un œil au milieu du front. Les « huguenots » ont construit, puis ont remémoré, un destin à la fois tragique, fidèle et fier : un destin « à la juive ». Ce que 1492 était pour les sépharades, 1685 l’est pour eux ; aux uns, l’affaire Calas, aux autres, l’affaire Dreyfus. Le métier de sage-femme, par exemple a été interdit aux uns (dans les années 1680) comme aux autres (dans les années 1940). À d’autres moments de l’histoire, aux moments de l’intégration et du bonheur, on retrouve ces parallèles et ces affinités de destin. Révolution, monarchie de Juillet, Deuxième et Troisième République, ont vu protestants et juifs servir côte à côte la modernisation et la laïcisation de la nation.
À l’arrivée, à partir de l’automne 1940, les protestants français sont dans une situation exceptionnelle face à l’antisémitisme de Vichy puis des Allemands : ils croient reconnaître dans le nouveau malheur juif l’ancien malheur de leurs pères. La France très catholique des premiers mois de Vichy, confite en dévotion et culpabilité (sur la poitrine d’autrui), leur est insupportable. « Israël », c’est en large part leur théologie, leur langue, leur espace, leur histoire. En intervenant, proportionnellement plus que d’autres secteurs de la société, pour sauver des juifs, ils ne se sont montrés ni plus généreux, ni plus éclairés, ni plus héroïques, même s’ils ont été tout cela : ils ont reconnu des choses qui leur étaient familières. Ils étaient incroyablement proches des Hébreux de la Bible et des juifs de leur temps.
Une proximité sans doute perdue aujourd’hui, pour diverses raisons. Il est frappant, à cet égard, de constater que les protestants français, certes bien moins lecteurs de la Bible que leurs ancêtres, semblent vibrer aujourd’hui plus avec la minorité palestinienne qu’avec le puissant État d’Israël. L’affinité minoritaire jouerait désormais au détriment des juifs. Mais c’est aussi peut-être que les « huguenots », à force d’intégration, ont perdu une partie de leur différence et de sa conscience et se mettent à réagir à l’unisson d’une société française qui n’a jamais été spécialement favorable à l’idéal sioniste. Il n’est pas certain que, s’il y avait lieu, de nouveaux Chambon-sur-Lignon pourraient surgir dans un monde sécularisé et qui tend à confondre l’ensemble des juifs avec l’État d’Israël…
Bibliographie :
P. Cabanel, « Protestantismes minoritaires, affinités judéo-protestantes et sauvetage des juifs, dans : La résistance aux génocides, De la pluralité des actes de sauvetage, (Sous la direction de Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger), Les presses de Sciences-Po, 2008 (p. 445-456)