Intervention de B. Delpal (laboratoire LARHRA, CNRS et association PMH)
Jalons pour l’histoire de l’éducation nouvelle au début du XXe siècle.
Dans cette deuxième partie de l’intervention, ce n’est pas une étude exhaustive des origines et des premiers développements de ce vaste mouvement international que l’on appelle « l’Éducation nouvelle ». IL faudrait un temps très long, incompatible avec les contraintes de notre horaire : il faudrait aussi une compétence que ne possède pas l’orateur … il se reposera sur celle de M. Ruchat et de J. Coquoz qui, eux, sont spécialistes de ce domaine encore mal connu, sauf peut –être des historiens de l’éducation.
Les ambitions de cette brève introduction aux interventions de nos amis suisses se bornent à porposer quelques jalons ou points de repère, entre les premiers bouillonnements de l’éducation nouvelle, à la fin du XIXe siècle et le moment où Marguerite Soubeyran accomplit sa scolarité à l‘Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, où elle rencontre Hélène Antipoff, une enseignante et une amie qui joue un rôle de premier plan dans la vie et l’œuvre de Marguerite Soubeyran.
1. Les premiers bouillonnements
Les bons auteurs (on a consulté Daniel Hameline et le site de Laurent Gutierrez, voir adresse URL en note) les situent à la fin du XIXe siècle. Ils signalent que les termes d’éducation nouvelle et d’école nouvelle sont déjà utilisées au milieu du XIXe siècle. En France, apparaît en 1877 une « Revue de l’éducation intégrale : scientifique, industrielle artistique et de la réformé pédagogique ». L’idée qu’il fallait réformer et rajeunir l’école apparaît donc à peu près en même temps que l’école Jules Ferry. Ces pionniers veulent introduire la science dans la pédagogie, à la fois comme matière et comme méthode. En ce sens, ils pensent que les maîtres doivent être formés aux sciences de l’éducation. Dans plusieurs pays européens apparaissent au tournant des années 1880 des groupes qui ont en commun de vouloir rénover ou réformer l’école en s’appuyant sur le mouvement scientiste du dernier quart du XIXe siècle, lui-même porté par le développement de la science expérimentale, de la mathématique et des sciences humaines (physiologie, psychologie, psychiatrie, pédagogie). Ces premiers pas sont d’autant plus remarquables qu’ils interviennent dans le contexte européen de la généralisation de l’enseignement primaire et de l’obligation scolaire. Les nations européennes, récentes ou expérimentées, demandent à l’État d’assumer une mission d’instruction publique, perçue comme élément central du progrès et de la formation de la conscience nationale.
C’est à Genève qu’apparaît en 1899 une initiative notable : en 1899, Adolphe Ferrière, fils du grand médecin (CICR), crée le Bureau International des Écoles Nouvelles (ou BIEN), dont l’ambition est de coordonner les initiatives qui apparaissent comme autant de germes d’un véritable mouvement autonome par rapport à l’instruction « traditionnelle ». En 1912, dans le prolongement, Édouard Claparède (1873-1940), pédagogue, crée l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève. Il en confie la direction à Pierre Bovet, philosophe, pédagogue, psychologue (1878-1965). Ce nouvel Institut se présente comme l’un des creusets du mouvement, et comme lieu de formation des maîtres qui déclarent se rattacher à l’éducation nouvelle et vouloir en être des promoteurs.
La Première Guerre mondiale interrompt le processus qui s’esquissait. Mais le retour à la paix lui redonne de la vigueur et permet à ses promoteurs genevois de se faire connaître et reconnaître.
2. L’entre-deux-guerres : essor et diffusion
La mise en œuvre du traité de Versailles va donner à Genève une formidable opportunité pour jouer un rôle international. La petite cité « provinciale » des bords du Léman possédait avant la Grande Guerre un certain nombre d’organisations et d’institutions à caractère international. La plus connue d’entre elles est la Croix-Rouge internationale (dont le prestige sort renforcé de la violence même des combats et de la dureté des relations entre les belligérants – que l’on songe au rôle humanitaire qu’elle assume auprès des millions de prisonniers et de leurs familles). À partir de 1919, deux grandes institutions s’installent à Genève : l’OIT (et le BIT), la SDN, savoir l’Assemblée générale, le Bureau permanent, le secrétariat et de très nombreux bureaux et offices spécialisés, comme l’Office de coopération intellectuelle.
Ainsi se développe « l’esprit de Genève », (Robert de Traz), fait d’humanisme, de pacifisme, de moralisme. Il ambitionne de fortifier la paix, de prévenir tout conflit, notamment en développant la coopération entre les peuples. De façon symétrique, il répudie la compétition, l’esprit revanchard, le militarisme. Il se fortifie en s’appuyant sur la neutralité suisse et le rôle dévolu à Berne, l’autre capitale de la paix (la première étant La Haye). Il est porté par la vague pacifiste qui se répand en Europe, le continent meurtri, blessé dans son âme et son orgueilleux universalisme.
C’est dans ce contexte que les « éducateurs » -une centaine- fondent à Calais la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle (LIEN). Peu après, en janvier 1922, la Ligue publie sa revue, intitulée : Pour l’Ère Nouvelle, dont l’essor est remarquable et dont l’audience est renforcée par la mise en place de bureaux nationaux qui assurent la diffusion en plusieurs langues. La Revue est dirigée par Adolphe Ferrière.
La Ligue organise également des congrès internationaux réguliers jusqu’à la Deuxième Guerre (plus de 2000 participants), dans les pays où de développement le mouvement et où se multiplient les écoles qui s’en réclament (Suisse, France, Italie, Pays scandinaves, GB, Belgique). Les grands noms de la pédagogie nouvelle commencent à être connus : Ovide Decroly –le Belge- Maria Montessori, Célestin Freinet…). Le travail de la ligue est soutenu par des Groupes autonomes, comme le GFEN, né en 1922, sur la montagne Saine-Geneviève, à deux pas de la rue d’Ulm. (il s’installe en 1929 au Musée pédagogique et en prend le contrôle).
En 1925, est mis en place à Genève un Bureau International d’Éducation sur initiative de Ferrière : l’un des premiers il a compris qu’il fallait s’appuyer sur la SDN et l’internationalisme de Genève pour développer l’éducation nouvelle. Il est dirigé par Jean Piaget, psychologue, biologiste, logicien (1896-1980), qui, appuyé sur Henri Wallon puis Paul Langevin, prend le contrôle de Pour l’Ère Nouvelle à partir de 1932.
La même année, il publie dans Pour l’Ére nouvelle une sorte de charte du Mouvement, les 30 points, sorte de bible, à laquelle se réfèrent de très nombreux bureaux et comités nationaux, non seulement en Europe mais hors d’Europe.
Cette charte contient les germes d’une véritable révolution de l’école : elle prend le contrepied de l’école « traditionnelle », qui repose sur la conviction qu’il faut « former » les esprits (la Bildung), discipliner les corps, voire même les dresser (Michel Foucault), sur l’idée que l’enfant n’est qu’un futur adulte, un être imparfait, que le monde adulte doit diriger fermement (châtiments, y compris corporels), sans avoir à s’expliquer sur les méthodes employées et les buts poursuivis (« tu comprendras plus tard .. »). Mais attention de ne pas faire d’anachronisme facile et tentant : l’enfance ne bénéficie pas de la reconnaissance et de la prise en considération qui sont postérieures à la Deuxième Guerre (Philippe Ariès, Antoine Prost).
Autres pomme de discorde entre l’éducation nouvelle et la traditionnelle : l’instruction patriotique, rendue responsable du nationalisme exacerbé, de la haine nationale de l’autre, de la violence déchaînée sur les champs de bataille (se rappeler les « bataillons scolaires » de Jules Ferry). Le mouvement porté par les Claparède, Ferrière, Piaget, Langevin, Decroly, Freinet, Wallon s’accorde très bien avec l’esprit de Genève. Il en partage le pacifisme, l’humanisme, l’internationalisme aussi. Hommes et structures se situent résolument dans un projet d’éducation sans frontières. Ce qui explique son succès et sa propagation.
Diffusion et réseaux
Revenons pour finir à la place et au rôle de l’IJJR. S’il n’est pas le seul lieu de formation des futurs maîtres et maîtresses, il s’affirme comme une référence dans l’Europe des années 20-30, et dans une bonne partie du monde. Il fonctionne comme une sorte d’École normale supérieure, avec des cours, un corps professoral d’origine universitaire, renommé, tournée vers les sciences et sciences humaines vers la théologie aussi. Il se fait aussi connaître par ses programmes semestriels (selon un calendrier universitaire) et par ses établissements d’application , comme la Maison des Petits et le Home Chez Nous, où les futurs enseignants peuvent acquérir une formation pratique. L’institut est à l‘origine une institution privée, payante bien sûr. Cependant, en 1929, l’IJJR est rattaché à la Faculté des Lettres de l’université de Genève par la convention.
Précieuse reconnaissance, qui conforte le succès de l’Institut : en 1930, son effectif atteint la centaine d’élèves. Ils nous sont relativement bien connus par les archives du Fonds général et par le Livre d’or : de toutes provenances sociales et géographiques, d’une grande diversité confessionnelle et philosophique (selon les fiches individuelles), et si les femmes sont fortement présentes, les hommes ne sont pas absents. Noter qu’ils sont en général jeunes, que les pays nouveaux (Pologne, Tchécoslovaquie, ou en devenir –comme la Palestine) sont bien représentés, et que les continents lointains (Amérique) ne sont pas absents.
Au moment de partir (la scolarité dure quatre semestres, sanctionnée par un diplôme), beaucoup se confient au Livre d’or et disent leur bonheur à la fois universitaire et humain : ils ont vécu là un moment qui va marquer leur vie à jamais, aussi bien sur le plan professionnel que sur le plan personnel (la gouvernance de leur vie). Beaucoup vont devenir des ambassadeurs ou des promoteurs du Mouvement, et des propagateurs, comme Marguerite Soubeyran !
Quand on regarde les photos « de classe » prises à l’Institut dans ces années 1927-1930, quand on lit les dossiers des élèves, on a vraiment la sensation d’avoir à faire à une génération, celle qui n’a pas participé directement aux combats de la Grande Guerre, mais qui a grandi dans les récits et les souffrances de la génération précédente. Parmi eux on sent l’influence du non-conformisme des années trente, ce non –conformisme qui touche à peu-près tous les secteurs de la vie sociale, la littérature (ex le lettrisme, le surréalisme), les arts plastiques (Duchamp) la musique, la danse, la philosophie. On mentionnera ici l’importance, au sein de cette génération, du personnalisme, et notamment du personnalisme chrétien (pas le seul) qui s’exprime notamment dans la revue Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier : chercher de nouvelles voies, aussi bien dans la vie politique du pays, que dans les relations internationales, dans le système des valeurs (jeté par terre par la guerre), en se situant par rapport aux idéologies nouvelles qui se présentent comme révolutionnaires et aptes à construire un monde nouveau, une société nouvelle ! Cette vague, qui va submerger l’Europe à partir du tournant de 1933, est portée à la fois par la crise de confiance qui frappe les démocraties et par les ravages de la crise mondiale née aux Etats-Unis en Octobre 1929.
Les non-conformistes, hommes et femmes (costume, allure garçonne, nouvelles moeurs) se trouvent à l’aise dans le mouvement de l’éducation nouvelle. Et M. Soubeyran peut se ranger dans cette génération, bien qu’elle soit une aînée par rapport à ces condisciples de 1927-1928. (née en 1894, décédée en 1980) : elle a terminé ses études d’infirmière avant la Grande Guerre. Elle a plus de trente ans quand elle commence ses études à l’IJJR, mais une formidable énergie pour se former, expérimenter, fonder . Ces dispositions personnelles sont fortifiées par son passage à l’IJJR et les multiples relations qu’elle établit à ce moment.
Pour aller plus loin :
Le site de Laurent Gutierrez :
Bibliographie sommaire
Daniel HAMELINE, L’éducation dans le miroir du temps, éd. Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 2002, 287 p.
Joseph COQUOZ, De ” l’Éducation nouvelle ” à l’éducation spécialisée, éd. Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 1998, 189 p. (s’intéresse de près au Home “Chez Nous”)
Christiane PERREGAUX, Laurence RIEBEN, Charles MAGNIN, “Une école où les enfants veulent ce qu’ils font”- La Maison des Petits hier et aujourd’hui, éd. Loisirs et Pédagogie, Lausanne, 1996, 204 p.