Présentation du film Nuit et Brouillard par Anne BEAUMANOIR dans le cadre du Premier festival du film historique de Dieulefit, le 27 novembre 2016.
Merci à vous les animateurs de PMH pour votre travail qui grandit Dieulefit, merci de m’avoir confié cette mission de présenter le film d’Alain Resnais Nuit et brouillard, en allemand Nacht und Nebel, le nom de code des décrets qui exigeaient, en 1941, la déportation des opposants au régime du Troisième Reich dans les pays occupés par ses armées.
Pour bien comprendre le coup de tonnerre que fut, pour ceux qui eurent le privilège de voir le film le 22 mai 1956, un simple documentaire, présenté dans une seule salle et seulement à Paris, il faut replacer sa conception, sa réalisation et sa distribution dans l’histoire politique et culturelle du pays entre début 1954 et début 1957.
Il faut d’abord savoir que sa réalisation répondait à une commande du «Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale, organisme interministériel alors rattaché à la Présidence du Conseil créé en 1945 et dirigé dès 1948 par l’historien Henri Michel dont je reparlerai un peu plus tard. Cette organisation a perduré jusqu’aujourd’hui en devenant l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP, rattaché au CNRS) bien connu de Bernard Delpal.
Cette institution ainsi que la Revue d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale, créée par Henri Michel en 1950, furent durant les deux décennies post-guerre d’une grande utilité comme purent le mesurer toutes les personnes de ma génération et ceux un peu plus jeunes qui parfois étonnés ont vécu ce que je vais appeler un « besoin d’oubli » ou plus exactement « une distance » avec le passé trop chargé de traumatismes, d’humiliations mais aussi de honte pour la déroute de l’humanisme qu’ils avaient vécue et même, pour certains d’entre eux, à vrai dire plus nombreux qu’on ne le croit, accompagnée de leurs vœux.
On veut oublier, on abandonne notre passé. Tout le monde ou presque a quelque chose à cacher, à se cacher. Les vrais Résistants au nazisme abasourdis devant des réhabilitations, pour eux alors incompréhensibles, écoutent blessés puis bientôt blasés les histoires héroïques des résistants de la dernière heure, alors qu’eux se taisent ou sont peu écoutés s’ils parlent ou écrivent. Les déportés survivants et encore plus souvent ceux revenus des camps d’extermination, les camps de la mort, comme honteux d’avoir survécu, se taisent d’autant que lorsqu’ils parlent ils comprennent ou s’imaginent qu’il ne sont pas écoutés . Leur vécu n’est pas transmissible.
Leur expérience de la barbarie, de la négation de notre humanité, se diluait dans l’euphorie des toutes premières années de la paix, « les jours heureux » avec la mise en œuvre du programme du CNR que le film de Gilles Perret nous restitue. Ces jours heureux furent de brève durée, deux à trois ans.
En 1947, la vie est dure, les salaires bas, les prix augmentent, la grève qui devient comme on disait une grève insurrectionnelle démarre, organisée par l’ultra-gauche, les trotskistes chez Renault . Elle reprend en 1948. Désormais l’union sacrée, ou ce qu’on voulait nous faire croire sacrée autour des recommandations du CNR, explose. Le gouvernement ne compte plus de ministres communistes alors que le PCF comptait 800 000 adhérents (difficile à imaginer aujourd’hui).
Beaucoup d’événements sapaient les espoirs des résistants surtout des jeunes, j’en étais, qui s’étaient battus pour un monde nouveau fait de fraternité et de paix universelle. Alors que dès 1947 on entrait dans la « guerre froide » la » Paix belliqueuse » comme Raymond Aron désigna cette période de tension internationale où s’affrontaient deux conceptions du monde disons, pour aller très vite, le capitalisme et le socialisme, les USA et ses alliés d’un côté, de l’autre l’URSS et ses vassaux.
Le climat se mit, lui aussi, au froid. C’est l’hiver 54. Malgré la Reconstruction et les prémices des Trente Glorieuses, Il y a encore de nombreux sans-abris surtout dans les régions du Nord ou de la Normandie où les destructions de la guerre ne sont pas toutes réparées. C’est en février 54 que l’abbé Pierre lance son appel à la solidarité sur les ondes de Radio-Luxembourg et qu’il crée dans la foulée Emmaüs. Le ravitaillement, comme on disait, est encore restreint. Les cartes de ravitaillement qui permettaient pendant la guerre d’acheter les rares produits alimentaires sur le marché officiel ont perduré jusqu’à fin 1949. Une partie de la population grelotte. Les garde-manger ne sont pas pleins, conditions peu favorables à l’écoute des malheurs passés vécus par les autres.
Souvenons nous que les années 54 à 56, celles du tournage de Nuit et brouillard , nous rappellent des événements comme la débâcle de l’armée française à Dien-Bien-Phu en mai 54, et les accords signés par Mendès-France mettant fin à la première guerre d’Indochine, la seconde, on s’en souvient, mettant face à face la puissante armée américaine et l’Indochine de Ho Chi Min.
C’est le temps de la décolonisation, alors qu’en novembre 1954 débutaient ce que pudiquement on appelait « les événements » d’Algérie et qu’en mars 1956 furent votés les pouvoirs spéciaux qui donnaient les commandes à l’armée, laquelle mobilisa les jeunes du contingent et rappela des contingents de réservistes. Dès lors les « événements » devinrent la Guerre d’Algérie qui, du fait de cette mobilisation, toucha toutes ou presque toutes les familles du pays alors qu’elle provoquait de graves fractures au sein de la société française. On peut penser aux réseaux de soutien au FLNA avec l’implication de certains journaux et d’intellectuels et de politiques. On peut aussi penser à la rébellion du quarteron d’officiers contre la politique de conciliation de Charles de Gaulle.
La paix mondiale est menacée lorsqu’à l’automne 1956 la France, le Royaume-Uni et Israël attaquent l’Egypte après l’annexion du canal de Suez par le jeune Rais Nasser au moment où en Europe on assistait aux premières révoltes des pays du bloc soviétique comme la Pologne la Hongrie contre l’URSS.
Ceux qui, les malheureux, j’en fus, recevrons quelques semaines avant la sortie de Nuit et brouillard le coup de poignard (il y eut des suicides) du rapport Khrouchtchev au XXéme congres du PC de l’URSS où ils apprenaient pour certains tandis que pour d’autres, comme moi, était confirmée la réalité du Goulag.
J’arrête ce bref rappel qui voulait montrer que dix ans après la fin de la guerre, dans les années de tournage de Nuit et Brouillard nous vivions dans un immédiat riche en interrogations angoissantes plus que dans le souvenir.
Bien sûr ont existé des lieux où on faisait effort de mémoire. Des musées se créaient, des expositions avaient lieu, dans quelques écoles on apprenait le poème d’Aragon :
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas ou encore celui d’Eluard :
Sur le sable, sur la neige
J’écris ton nom, liberté.
On fredonnait : Ami, entends-tu le bruit sourd du pays qu’on enchaîne?
Des librairies rares, dites d’avant-garde, dans les 5e et 6e arrondissements de Paris, et tout particulièrement celle de l’éditeur Jérôme Lindon, un ami décédé récemment, exposaient L’Univers : concentrationnaire, de l’ancien déporté David Rousset (prix Renaudot de 1946), L’Espèce humaine, de Robert Antelme,lui aussi ancien déporté, alors époux de Marguerite Duras, paru 1947, La mort est mon métier, sur le commandant du camp d’Auschwitz, de Robert Merle, paru en 1952 et Si c’est un homme, de Primo Levi, en français ; et d’autres comme Le journal d’Anne Frank, traduction française en 1950. Mais qui a lu ces ouvrages ? Quelques intellectuels et, il faut le dire, essentiellement ceux qui se rencontraient dans les manifestations des partis de gauche.
Comme j’ai essayé de vous le montrer l’après-guerre ne fut pas, pour beaucoup de nos concitoyens, le temps du « devoir de mémoire ».
La piqûre de rappel, ce fut Nuit et brouillard, encore faut-il savoir que très peu de personnes virent le film pendant plusieurs années malgré les prix obtenus l’année de sa sortie. Le film fut en effet interdit de présentation avant que le réalisateur Alain Resnais et le producteur acceptent d’effacer l’insupportable pour les dirigeants du pays, en l’occurrence le gouvernement du socialiste Guy Mollet, le képi du policier qui dans l’image d’archive officielle montrant le camp de Pithiviers faisait la preuve de l’implication de l’État Français, le gouvernement de Vichy, de Pétain dans la déportation des juifs.
Nuit et brouillard fut sélectionné le 23 mars pour représenter la France dans la section « court métrage » au Festival de Cannes en mai 1956. Là encore ! Déception ! On retire la candidature, cette fois… sur la demande de l’Allemagne de l’Ouest. C’est que nous en sommes aux balbutiements de la réconciliation franco-allemande qui est scellée par la rencontre de Gaulle-Adenauer six ans plus tard.
Il y eut des protestations, dont celle du grand résistant et journaliste Georges Altman qui, dans un article intitulé : « La peur des images », paru dans Franc-Tireur, publication issue de la Résistance, explique que les partisans de l’interdiction du film s’inscrivent : (je lis) «..dans le refus honteux de tant de gens à l’époque qui ne voulaient pas savoir ou qui n’y croyaient pas On semblait redouter de susciter chez certains des remords gênants en leur jetant à la face ce avec quoi ils ont plus ou moins pactisé ». Des protestations de journalistes et intellectuels allemands ont existési bien que dès l’automne 1956 une version doublée en allemand fut présentée en Allemagne de l’Ouest d’abord dans la capitale d’alors, Bonn, puis à Berlin, alors que beaucoup de pays refusaient de distribuer le film. Prenons la Suisse : elle interdit la projection de Nuit et brouillard au prétexte de sa neutralité durant la Seconde Guerre mondiale (terminée dix ans plus tôt).
Malgré tous ces croche-pieds, le film reçoit le prestigieux prix Jean Vigo. Cependant, dans ce contexte socio-politique, Nuit et brouillard ne trouvait pas facilement des distributeurs. Il fut par contre, comme je peux en témoigner, visionné lors de pratiquement toutes les manifestations culturelles, nombreuses encore à l’époque, organisées par le Parti communiste et ses nombreuses filiales. Pourquoi cela ? Parce que les inspirateurs, les réalisateurs du film étaient liés par leur appartenance politique à la gauche.
C’était le cas du producteur Anatole Dauman, né en Pologne, qui avait 6 ans lors de son arrivée en France. A 17 ans, il s’engagea dans la Résistance. Il reçut après la Croix de Guerre pour son action de résistant alors qu’il venait de créer la société de production Argos, bien connue des cinéphiles.
Alain Resnais appartenait comme son ami Chris Marker avec lequel il venait de recevoir le Prix Jean Vigo pour leur film sorti en 1953, Les statues meurent aussi, au groupe « Rive gauche ». Jeu de mots ! Ils vivaient peut-être rive gauche, mais surtout ils sont idéologiquement installés sur la Rive gauche. Leur film qui traitait de l’art nègre du colonialisme, bien que défendu par de grands noms de la littérature française comme Aimé Césaire et Léopold Senghor, fut interdit de projection pendant dix ans.
Avant Les statues meurent aussi, Resnais avait reçu le prix Pulitzer (Pulitzer, jeune philosophe d’origine juive, a été fusillé parce que résistant au Mont-Valérien en 1942) pour Guernica traitant comme l’œuvre de Picasso de la guerre d’Espagne alors que son film Van Gogh (de 1948) fut primé à la Biennale de Venise, rendez-vous des cinéastes du monde entier après Cannes. Eh bien, malgré ces auréoles, quand en 1954 Alain Resnais signe le contrat pour la réalisation d’un documentaire sur les camps de concentrations, il est peu connu du grand public ; nous ne verrons Hiroshima mon amour qu’en 1959, et L’année dernière à Marienbad, qu’en 1961.
Je vous ai dit que Nuit et brouillard était une commande signée par l’historien de la Seconde Guerre mondiale Henri Michel, qui fut un résistant dans la région toulonnaise et devint membre du Comité de Libération du Var où il représentait l’organisation de résistance issue du Parti Socialiste. Il s’installa à Paris en 1948 où il accepta, comme je vous l’ai déjà signalé, le rôle de dirigeant du « Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale », afin comme il l’a écrit de « préserver la mémoire de larésistance ». Il avait raison, car, comme l’a très bien dit le grand Jean Ferrat, « l’histoire sèche le sang versé ».
À H. Michel, il faut associer Olga Wormser, qui, comme lui, eut un rôle de conseiller historique dans Nuit et brouillard. D’origine russe juive, fille de déportés qui ne revinrent pas des camps d’extermination,elle secondait Henri Michel dans le Comité d’Histoire de la Seconde Guerre mondiale,etfut dès 1944 choisie par l’éphémère Ministère des Prisonniers, Déportés et Réfugiés pour diriger une enquête sur les camps de concentration. Elle était selon l’expression consacrée « compagnon de route » du PCF.
Jean Cayrol, à qui on doit le texte qui est dit par le jeune comédien Michel Bouquet, était lui aussi un ancien résistant, arrêté à Bordeaux en 1942, rescapé, fait rare, du camp de Mauthausen. Après la guerre, écrivain, poète et éditeur au Seuil, il reçut le Prix Renaudot pour son roman de 1947 : Je vivrai l’amour des autres, où il traite de l’enfermement et du timide et difficile retour dans le monde de son héros Armand lorsqu’il se rend compte que nous avons tous quelque chose à partager avec l’autre. Confronté à ses souvenirs de déportation, Cayrol craqua, pourrait-on dire, ce qui le conduisit à appeler au secours Chris Marker, ce dernier lui aussi résistant ; après quelques mois de dévotion à Pétain, termina la guerre dans l’Armée américaine.
Il faut lire le texte de Nuit et brouillard pour apprécier, pour comprendre le ton adopté par Bouquet et pour aussi saisir la musique de la même bande du groupe « Rive Gauche », celle du compositeur Hans Eisler, cet Allemand antinazi, vous vous en doutez, qui collabora avec Berthold Brecht avant d’émigrer en France puis aux USA.
Comme on le voit, Nuit et bouillard est l’œuvre de personnes qui furent des témoins engagés dans la lutte contre le nazisme avant et durant la Seconde Guerre mondiale.
Deux mots du film.
Comme je ne suis pas critique de cinéma, je vais vous lire ce que Claude Mauriac écrivait dans le Figaro littéraire du 26 mai 1956 sur la collaboration Resnais–Cayrol : « De la collaboration de ces deux hommes est néNuit et brouillard. Le premier ayant choisi, enchaîné, dosé, minuté les documents photographiques ou cinématographiques sur les camps de concentration puisés dans diverses archives. Le second écrivant pour le montage de Alain Resnais un commentaire dont la sobriété et la pudeur compensent sans pourtant les trahir ce que les images ont d’insoutenable. » À la sortie du film, Jean Cayrol dans Les lettres françaises, le journal culturel du PCF dirigé par Aragon, prévient que le film est pour ses auteurs « un dispositif d’alerte » et seulement cela, dans la France (il parle évidemment des années 50-60) qui « refuse d’être la France de la vérité », preuve en est, la censure imposée au film à cause de la séquence qui dure 3 secondes, où on peut voir le képi accusateur d’un gendarme prouvant l’implication de l’État français dans le génocide des juifs.
Dans un long interview, Resnais interrogé par un organisme de presse américain trente ans après la sortie du film, explique (il peut se « lâcher » trente années après la réalisation du film) qu’il n’a jamais donné une signification quelconque à cette image d’archive parfaitement officielle avant que la censure ne s’exerce. Dans le même interview, il parle des difficultés qu’ils eurent à trouver des documents notamment près du Service de Presse des armées américaines et anglaises, mais aussi de l’armée française. Voila ce qu’a écrit Resnais : Au service cinématographique de l’Armée française… il n’y avais presque rien … juste des cérémonies officielles et des choses comme ça on avait quand même choisi trois ou quatre plans. On les a commandés et on a reçu une lettre qui nous disait que « étant donné le caractère du film », sous entendu le caractère du metteur en scène je crois, il n’était pas possible de nous communiquer les documents .
La censure vint aussi de ceux que Resnais considérait comme ses amis. Vous noterez la dernière séquence du film et le commentaire qui grossièrement dit que le monstre rôde toujours autour de nous. Renais nous dit : « Moi je pensais aux camps d’Algériens qui étaient en train de se faire en France. Et des communistes du cinéma m’ont dit : « Oui, mais on va croire qu’il y a des camps en Russie. Alors, écoute, on va réécrire le commentaire avec toi. On va changer ça car il ne faut pas que les gens pensent que tu vises la Russie. »Renais continue : « Heureusement, Louis Daquin (c’était un scénariste communiste connu qui a notamment été secrétaire du syndicat CGT pro-communiste des professions du cinéma) avait vu le film : « Il m’a dit : je pense que tu n’as pas à y toucher parce que de deux choses l’une. S’il y a des Français qui croient qu’il y a des camps en Russie ils y croiront toujours et si par hasard, il y en a, eh bien tant pis pour eux, c’est les Russes qui ont tort. »
On apprend aussi dans cet interview de Resnais que le film a pu être vu à Cannes grâce à l’intervention des déportés rentrés des camps : « Le comité du festival nous a dit (c’est Resnais qui parle) : On ne le projettera pas parce que c’est un film trop politique. Et les déportés de la région de Nice et de Cannes ont dit : Bon d’accord, mais si vous ne le projetez pas nous on vient en costume de déportés occuper le palais du Festival. C’est à prendre ou à laisser », voila donc que l’on apprend trente ans plus tard que c’est sous cette menace que Nuit et brouillard fut présenté hors compétition à Cannes en mai 1956.
Les scènes du film en noir montrant les camps en fonctionnement sont, confirme Resnais, des images appartenant aux archives allemandes mais surtout polonaises et hollandaises ; et également des séquences filmées par les armées alliées en 1945. Les plans en couleur sont les images filmées dix ans plus tard en 1955 à Auschwitz-Birkenau et à Maidenek par Resnais. Sans être expert, on est frappé par les images de Resnais qui bien que sans personnages nous donne à voir ce qui se passait dans ce lieu C’est ce que dit en d’autres termes l’historienne du cinéma Sylvie Lindeperg dans son ouvrage Nuit et brouillard, un film dans l’histoire, paru chez Odile Jacob en 2007.
Dès sa sortie on reprocha à l’équipe, qui d’ailleurs l’ignorait, d’avoir utilisé des images de l’Armée Rouge reconstituées. À ce propos, Il faut se souvenir que ce sont les soldats russes qui les premiers arrivèrent en Pologne et découvrirent ainsi le camp de Maidanek le 27 juillet 1944, et six mois plus tard, le 26 janvier 1945, Auschwitz-Birkenau. Il y avait encore 7 000 non évacués survivants dans ce lieu que Primo Levi a décrit en ces termes : « Nous nous trouvions dans un monde de morts et de larves. Autour de nous et en nous, toute trace de civilisation, si minime soit-elle, avait disparu ».
Dans les années qui suivirent, on remarque que le film ne différentie pas les camps de concentration de ceux d’extermination. Il est vrai que sa réalisation date de 1955, à une époque où les historiens n’avaient pas encore parlé, en tout cas suffisamment, de la solution finale. L’historienne Annette Wierviorka, fille de juifs morts à Auschwitz, spécialiste de la Shoah, auteure de Déportation et génocide entre la mémoire et l’oubli, paru chez Plon en 1992, attribue cette omission, je lis : « au jacobinisme français qui répugne à isoler les juifs du reste de la nation. » On pourra en discuter.
Ce que je peux vous dire, c’est que les Parisiens qui le voulaient pouvaient reconnaître les victimes des camps d’extermination, je peux en témoigner, en quelques minutes, aux abord de l’Hôtel Lutétia, où étaient alors regroupés les rescapés des camps, on pouvait deviner à leur aspect, à leur façon se mouvoir particulière, ceux qui revenaient des camps de la mort. On pouvait comprendre que tous les déportés ne revenaient pas du même enfer.
Des erreurs existent dans le film, nous en parlerons après la projection. Je pourrais vous dire ce que je sais pour avoir visité Auschwitz fin 1955.
Aujourd’hui de nombreux documentaires sont à notre disposition. On a l’embarras du choix : celui, remarquable, de Patrick Rotmann, Les survivants , film que nous aurons le privilège de voir ou revoir après-demain, corrigera toutes les erreurs de Nuit et brouillard, conçu, il faut le dire, cinquante ans plus tôt .
Le but de Nuit et brouillard était d’ouvrir les consciences, de donner à voir ce dont l’homme est capable. De plaider pour la vigilance, pour prévenir de tel drame, Ce but a-t-il été atteint. ? C’est la question ! Peut-on encore voir Nuit et brouillard avec ce que les études des historiens du monde entier, les cinéastes nous ont appris sur le nazisme, sur les lois raciales, sur la Shoah ont depuis 1956, il y a soixante-quinze ans ?
Pouvons-nous avoir, aurons-nous la même réaction que François Truffaut qui, à la sortie du film, écrivit dans les Cahiers du cinéma, revue des cinéphiles : « Toute la force du film réside dans le ton adopté par les auteurs – une douceur terrifiante. On sort de là ravagé, confus et pas très content de soi. »
Dans cette salle, beaucoup d’entre vous sont certainement plus aptes que moi à porter un jugement de cinéphile sur cette œuvre. Vous aurez la parole tout à l’heure. Mais ce que je veux retenir de ce film, c’est une image, pas du film, mais celle d’un spectateur. C’était vers la fin de 1956, je présentais comme je le fais devant vous aujourd’hui Nuit et brouillard dans la salle du Syndicat des Mineurs de Gardanne, petite cité près de Marseille où on exploitait encore pour quelques années une mine de charbon. Quand le lumière revint, ce sont les larmes sur le visage buriné d’un vieux mineur que je revois, ses mains de travailleur sur ses pommettes pour cacher ses larmes.
Cayrol a écrit que Nuit et brouillard a voulu alerter, montrer les faits pour inciter à la plus grande vigilance. S’il était encore là, je lui ferais part de mon bonheur de constater lors de mes interventions et discussions avec de jeunes collégiens, du puissant impact du film sur leur conscience de citoyen qui feront le monde de demain.
J’ai été longue, probablement ennuyeuse, pardonnez-moi car, comme Jean Ferrat l’a chanté, s’il le fallait, je twisterais ce que je pense nécessaire de dire pour obéir à mon, à notre, devoir de mémoire, sinon initié, sinon impulsé, certainement entretenu par Nuit et brouillard.
Dans le film on peut relever des erreurs, par exemple la mention du savon extrait des cadavres. Les nazis ont bien tenté, expérimenté la fabrication du savon à base de graisse humaine, mais sans y parvenir. Je peux personnellement affirmer qu’en décembre1954, lorsque je visitais avec mon mari et un membre du cabinet du ministre de la Santé polonaise ce qui allait devenir le musée d’Auschwitz, le guide, nous étions parmi les tous premiers visiteurs, nous avait donné cette information à propos du savon, la même qu’a pu entendre, du même guide, Alain Resnais.
Autre exemple : on peut remarquer que la scène filmée à Bergen-Belsen, où on voit les centaines de cadavres poussés dans la benne d’un bulldozer, a été filmée après l’ouverture du camp. Pour preuve, le bulldozer est conduit par un soldat britannique.
Plus récemment se dessine une tendance voulant mettre sur le compte de l’antisémitisme en URSS le fait de la non-différenciation entre camps de concentration et camps d’extermination et le fait qu’ainsi le sort des juifs n’est pas abordé dans le film. Cela me démange d’en parler. Pour moi il est difficile d’imaginer les auteurs du film anti-sémites !
Selon l’historien britannique Anthony Beevor, Staline aurait dit à Vassili Grosmann, écrivain juif russe dissident après avoir longtemps été lié au pouvoir « Il ne faut pas séparer les morts ». Notons que nous sommes en 44, 2 ans après la décision et l’application de la solution finale en Allemagne nazie tandis qu’à la même époque la plupart des commissaires politiques dans l’armée rouge étaient juifs .
Staline était probablement intimement antisémite, je passe sur les preuves que l’on pourrait en donner. Pour en venir à ce qui fut appelé « l’affaire des blouses blanches » et qui a bouleversé l’intelligenzia européenne, qu’elle soit communiste anti ou neutre. Aujourd’hui, cette agitation est certainement très difficile à intégrer alors que les PC ont disparu, abandonnés d’abord dès 1954 par leurs intellectuels. Mais les intellectuels français ne l’étaient pas, si j’en juge par les reproches qu’ils ont adressés aux médecins du PCF -dont je vous est rappelé l’‘attitude lors de l’affaire des « blouses blanches ».
J’ignore si en 1955 le producteur Dauman et le scénariste Resnais ou Carol étaient communistes. Ce serait étonnant pour ceux qui connaissent du dedans l’histoire du PCF et ses intellectuels. Nous étions, début 53, un peu moins de trois mois avant la mort de Staline, avant qu’éclate cette affaire (un montage de la police politique -la Guépéou- s’encadre dans une période de répression des organisations juives en URSS). Un groupe de neuf médecins, dont six sont juifs,, attachés au Kremlin, auraient assassiné des responsables du Parti communiste et se prépareraient pour d’autres assassinats, pourquoi pas celui de Staline. Ces « traîtres » -entre guillemets-, ont été emprisonnés. Fort heureusement pour eux, Staline meurt en mars 1953. Ils sont libérés rapidement après sa disparition. Evidemment, ces assassins obéissaient à l’organisation juive internationale et à la CIA ! Le PCF demanda aux médecins membres du PCF de signer une lettre de félicitations à ceux qui ont su juguler ce complot ! Seuls trois ou quatre médecins sollicités ne signèrent pas ce torchon. Je faisais partie de ceux-là, j’espère que je n’avais pas besoin de vous le dire. On ne parlait que de cela dans le 5eme et 6eme arrondissements de Paris….
Les signataires furent désavoués avec virulence par les intellectuels du Parti, dont beaucoup étaient juifs. FIN