Du 17 au 25 octobre 2009, dans les locaux de l’Ancienne Ferme, site de l’École de Beauvallon à Dieulefit, s’est tenue une exposition intitulée :
Engagements et résistance communistes,
Dieulefit-Berlin-Dieulefit
1933 – années 60
Onze panneaux présentent une documentation issue presque exclusivement des Archives fédérales de Berlin, et plus précisément des fonds Nuding et Rumpf. Ces fonds sont parvenus dans le BundesArchiv par voie de succession ou lors du versement des papiers du Parti communiste de RDA. Après 1989, ces fonds sont entrés dans un vaste ensemble, celui des partis politiques et des organisations de masse, sous la rubrique : SAPMO, sous-séries NY Nuding et NY Rumpf.
Hermann Nuding et Ella Schwarz (devenue Rumpf par son mariage après la guerre) sont deux cadres importants du Parti communiste allemand des années trente. Ils affrontent la terrible répression des nazis à partir de 1933. Pour échapper à la déportation et à la mort, ils recourent, comme la plupart des responsables politiques et syndicaux opposés à Hitler, à la clandestinité et à l’exil, ce qui les conduit en URSS (Nuding se met au service du Komintern), en Suisse et en France. L’un et l’autre subissent l’internement dans les camps français en janvier 1940 : Nuding au Chambaran (nord-ouest de l’Isère), Ella à Gurs. Libérés et clandestins, impatients d’agir contre l’occupant, ils entrent en contact avec la résistance lyonnaise en 1941. Grâce à l’abbé Glasberg et à la protection du cardinal Gerlier, ils s’éloignent de Lyon où ils étaient trop exposés et partent à Valence, en février 1942. De là, ils rejoignent Dieulefit où Marguerite Soubeyran, directrice-fondatrice de l’École de Beauvallon, les accueille et les met à l’abri dans une ferme isolée de Comps, commune voisine, où ils sont rejoints l’année suivante par Aragon et Elsa Triolet. On les connaît vite dans le pays sous leur identité d’emprunt, Jean et Joséphine Bauer, mari et femme. Pour rendre leur situation plus vraisemblable, l’abbé Glasberg avait pris la précaution … de les marier et de leur remettre des faux-papiers.
En professionnels expérimentés, ils organisent les réceptions de parachutages, les caches d’armes, les liaisons radio, de très nombreux transports de matériel vers le Vercors. À la fois acceptés et secondés par les habitants, dont beaucoup sont des communistes, ils participent pleinement à l’esprit de résistance du Pays et contribuent à le fortifier.
Nuding, accompagné d’Ella, gagne Paris à la Libération et se met au service du CALPO (Comité Allemagne Libre pour l´Ouest), comme rédacteur et journaliste du Volk und Vaterland (Peuple et Patrie), le journal de l’organisation. Puis les routes des deux faux époux se séparent : Nuding se fixe dans son pays, en Allemagne de l’Ouest, dans le Wurtemberg. Il devient secrétaire du KPD de cette région et entame une carrière parlementaire, comme député communiste du Land et à Bonn, député au Bundestag. Limogé de son parti en 1950, il se retrouve pris entre la RDA qui le considère comme « titiste, ennemi du parti » et la RFA qui interdit son parti en 1953. Il vit à Stuttgart jusqu´à sa mort en 1967, persécuté par Walter Ulbricht.
Ella Rumpf entre dans les hautes sphères du régime de la RDA à Berlin. Elle se marie en 1947 avec Willy Rumpf, futur ministre des finances de la RDA entre 1955 et 1966. Ella milite surtout dans l´organisation syndicale des femmes FDGB et dans le mouvement international de la paix. Son travail auprès de l´Office d´Information et dans la Société Pour les Relations Culturelles de la RDA la conduit souvent à l´étranger, notamment en France. Elle disparaît en 2002, sans avoir jamais rompu avec le Parti.
Mais l’un et l’autre entretiennent une véritable amitié avec les habitants du Pays de Dieulefit connus au cours des années de guerre. En témoigne une correspondance émouvante par la profondeur des liens mutuels qu’elle révèle, malgré le temps écoulé et la dureté de la guerre froide. Plusieurs familles paysannes continuent en effet à correspondre avec les « Bauer », dont ils ont appris plus tard qu’ils étaient des cadres-dirigeants importants pour le communisme allemand et international et des résistants respectés en France. Et de s’émerveiller que des gens « si importants » ne les aient pas oubliés, vingt ans après la période drômoise.
Table ronde
Avant la visite commentée de l’exposition, s’est tenue une table ronde animée par quatre chercheurs et spécialistes du communisme français, allemand et international et du système de répression nazie.
Claude Pennetier, chercheur au CNRS, a traité de la délicate question de l’attitude du Parti communiste français en 1939 (lors de la signature du Pacte Hitler –Staline), en 1940, après la défaite de la France et en 1941, quand l’Allemagne nazie attaque l’URSS. À partir des archives centrales du Parti, il a montré à quel point les directives du sommet de l’organisation étaient éloignées des préoccupations de la base militante.
Vincent von Wroblewsky, philosophe et écrivain berlinois, a donné les points de repère essentiels pour comprendre la situation du Parti communiste Allemand (ou KPD) durant la période nazie, puis dans l’après guerre, quand la guerre froide éloigne les deux Allemagnes et pousse les communistes de RDA à un alignement systématique sur la ligne soviétique.
Michel Fabréguet, professeur d’Histoire contemporaine à l’Institut d’Études politiques de Strasbourg, a exposé avec une grande précision les étapes successives de mise en place du système concentrationnaire allemand avant la guerre. Les premières victimes de ces camps ont été les Allemands eux-mêmes, les communistes d’abord, puis les « indésirables » au sens social et racial. La population juive allemande devient la première victime de la terreur après 1938.
Alain Chaffel, professeur agrégé d’histoire contemporaine, s’appuie sur sa thèse (publiée en 1999) pour dresser un tableau d’ensemble du communisme dans la Drôme depuis le Front populaire jusqu’aux années 70. Il montre l’originalité de son implantation en milieu rural. Par le nombre des adhérents, comparé à la population, par l’essor spectaculaire des effectifs communistes entre l’avant-guerre et les années qui suivent la Libération, le département de la Drôme est un département où l’on observe très nettement le phénomène des « rouges-verts », c’est–à–dire l’adhésion d’une grande partie du monde paysan au communisme. À l’heure du déclin du Parti, les paysans font preuve d’une remarquable fidélité envers une organisation dans laquelle, pourtant, ils exercent rarement des responsabilités, et les femmes encore moins que les hommes.
Les recherches récentes et minutieuses d’A. Chaffel permettent d’établir avec certitude l’adhésion de Marguerite Soubeyran au Parti communiste, jusqu’en 1956. Il n’est pas indifférent de pouvoir affirmer que la directrice-fondatrice de Beauvallon a été membre du Parti et pas seulement une sympathisante. On observe au demeurant que, après avoir rendu sa carte, elle a continué à partager les combats du Parti, notamment eu cours de la guerre d’Algérie. Mais son expérience du militantisme et ses désillusions l’ont rendue critique et, du coup, accueillante aux plaintes de Nuding lorsqu’il est accusé de titisme, dans le sillage de l’affaire Slansky.
Cette table ronde a été organisée par les associations Patrimoine, Mémoire et Histoire du Pays de Dieulefit et Courage gegen Fremdenhass (Hardiment, contre le refus de l’autre), association berlinoise représentée par Madame Anna Tüne, avec l’appui des Amis de Beauvallon, association qui gère le Centre de Beauvallon et qui a accueilli l’ensemble de la manifestation.
La visite commentée de l’exposition permet de mettre en valeur de nombreux documents, souvent surprenants et inattendus, et toujours riches en teneur historique. Cette documentation, accompagnée de courts commentaires et d’un livret de traductions, intéresse le public drômois, mais aussi les visiteurs étrangers. L’exposition va voyager : début 2010 à Aix-la-Chapelle, Lich et Berlin et, espérons-le, d’autres villes en France et en Italie.
Résistance civile, résistance armée, esprit de résistance
Il n’est pas banal qu’à la Libération la vice-présidente du comité de libération local – en l’occurrence, Marguerite Soubeyran à Dieulefit – délivre un brevet de résistance à deux Allemands et certifie qu’ils ont formé des « milices patriotiques » sur le sol français. Ce certificat, placé sur le panneau d’accueil de l’exposition, a retenu l’attention des visiteurs. Comment une rencontre aussi improbable a-t-elle pu se produire ? Et que nous apprend-elle sur la résistance locale ? Avant d’envoyer Nuding et Rumpf, alors menacés de mort, au Pays de Dieulefit, les Lyonnais s’étaient assuré que le milieu local offrait toute sécurité. Au début de l’année 42, les gens du Pays avaient déjà donné de multiples preuves de résistance civile, « à mains nues », en accueillant des centaines de personnes très exposées, notamment des juifs en situation d’illégalité selon les normes du gouvernement de Vichy. Un véritable réseau de solidarité s’est mis en place, en s’appuyant sur les personnes ayant autorité (les gendarmes), un rôle administratif (la secrétaire de mairie), sur le milieu médical, enseignant (école de Beauvallon, collège de la Roseraie, école communale), sur les artisans (les potiers, à Dieulefit, au Poët-Laval), sur le monde paysan. Ce dernier, ouvert aux influences communistes, souvent marqué par le protestantisme (ce qui n’est pas incompatible, comme l’a montré Patrick Cabanel), a « joué le jeu » : il nourrit les réfugiés dans tout le canton, par exemple en acceptant des tickets d’alimentation dont il sait qu’ils sont fabriqués clandestinement à la mairie ou par l’imprimerie de l’école de Beauvallon, il protège les premiers maquis, il assure les transports d’armes vers le Vercors, il accepte que ses jeunes gens soient formés par deux Allemands ! Les lettres et notes de ces deux derniers invitent également à ne pas séparer «résistance armée » de « résistance civile » ou « résistance morale », dans la mesure où s’est développée, à partir du début 1943, une fluidité permanente entre les deux formes de résistance. Si l’école de Beauvallon n’a pris aucune part aux combats militaires, bien des jeunes gens, juifs ou non, qui s’y sont réfugiés, n’ont eu de cesse d’entrer dans les FTP. Ils ont utilisé pour cela la filière communiste en s’adressant, tout naturellement, à Marguerite Soubeyran elle-même !
En 1960, dans une lettre à Andrée Viollis, Hermann Nuding rend hommage à ces résistants obscurs, venus du peuple et du monde rural, à ces « héros inconnus » (dans le texte) auxquels le Pays de Dieulefit doit d’être un « pays de résistance », de refuge, de solidarité, animé par un « esprit de résistance » que les archives de ces deux communistes et résistants allemands permettent de mieux connaître en profondeur.
B. Delpal