(exposé présenté par B. Martini  lors des Journées d’étude européennes à Dieulefit, organisées par le réseau MEMORHA)

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Présenter le Foyer International d’Etudes Françaises (F.I.E.F.) revient à retracer l’itinéraire de son fondateur, Ernst JABLONSKI dit Ernest Jouhy (1913-1988).

Jouhy fut pédagogue, résistant et médiateur entre deux cultures. Ces trois visages de Jouhy s’interpénètrent, s’enrichissent mutuellement et fascinent tous ceux qui le rencontrent.

Mais avant de tracer les traits de ces trois visages, il me semble important pour la clarté de l’exposé de donner quelques points de repère dans la biographie de Jouhy :

 

Ernst Leopold JABLONSKI est né en 1913 à Berlin de parents juifs d’origine polonaise.

Il passe son bac à Berlin en 1931.

Membre actif du mouvement de jeunesse juif il adhère au Parti Communiste Allemand.

En avril 1933 il est exclu de la faculté. Fin Mai de la même année il est arrêté puis libéré. Il passe alors clandestinement la frontière et se retrouve à Paris. Il a alors 20 ans.

Il fait des études de psychologie et de sociologie à la Sorbonne et acquiert en 1939  son diplôme de psychologie.

De 1933 à 1939 il milite très activement dans divers comités dépendant du PC.

De 1939 à 1943 il est éducateur, puis directeur de maisons d’enfants juifs allemands et autrichiens.

En 1943 les gendarmes français viennent l’arrêter ; mais il parvient à fuir et entre dans la clandestinité.

Il sera chargé, entre autres misions, de la démoralisation des troupes allemandes.

De 1945 à 1952 il s’occupera d’enfants victimes de la guerre et sera l’un des fondateurs de la FICE

(Fédération Internationale des Communautés d’Enfants)

Il quitte le Parti Communiste en 1952.

En 1952 il décide de retourner en Allemagne avec sa famille ; il enseignera à l’Odenwaldschule          

  jusque dans les années 1970.   
En 1956 il achète la cure du village de Châteauneuf de Mazenc et y fonde le FIEF.

Il termine sa carrière à l’Université de Francfort comme titulaire de la chaire de « Pédagogie dans le Tiers Monde ».
Il décède subitement en 1988.

 

 

  • Jouhy pédagogue.
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    La pédagogie restera tout au long de sa vie son centre d’intérêt numéro 1. Des maisons d’enfants de l’OSE (Œuvre de Secours à l’Enfance) à l’université de Francfort en passant par l’Odenwaldschule et le FIEF : les expériences collectées sur le terrain vont nourrir une réflexion théorique d’une grande richesse.

    En 1939 Jouhy travaille avec sa femme Lida dans une maison d’enfants « La Guette » qui accueille des enfants juifs qui ont fui l’Allemagne et l’Autriche. C’est la baronne Germaine de Rotschild qui subventionne cette maison qui dépend de l’OSE.

    De 1941 à 1943 Jouhy se retrouve éducateur dans la maison de l’OSE à Chabannes.

    Après la guerre il accueille à Ecouis les enfants de Buchenwald tout en dirigeant avec sa femme la maison de la Forge à Fontenay aux Roses qu’il transforme en IMP (Institut Médico-Pédagogique). Il y organise des stages pour moniteurs de colonies de vacances.

    C’est en 1952 que l’UNESCO lui demande de se rendre à Heppenheim, plus précisément à Oberhambach (entre Darmstadt et Heidelberg), siège de l’Odenwaldschule, afin de faire un rapport sur cet établissement fondé en 1910 et marqué par les principes de l’éducation nouvelle. Le directeur d’alors, Kurt Zier, fasciné par la personnalité de Jouhy le persuade d’accepter un poste d’enseignant dans son établissement. Jouhy y enseignera l’histoire, le français, l’instruction civique. Quelques années plus tard il se verra confier la direction pédagogique de cet établissement. C’est à ce titre qu’il prendra une part importante dans la réforme de l’enseignement du Land de Hesse.

     

    Mais nous n’en sommes pas encore là. En 1953, à peine donc arrivé à l’Odenwaldschule, il monte un projet pilote. Avec les quelques élèves de sa famille il organise un séjour de plusieurs semaines en France. Ce séjour débute par une rencontre de jeunes à Paris et connaît son apogée dans des tentes dressées sur le terrain de Beauvallon.

    Pourquoi Dieulefit et Beauvallon ? Parce qu’en 1948 avait eu lieu à Beauvallon, organisée par la FICE (Fédération Internationale des Communautés d’Enfants), une rencontre internationale d’éducateurs de maisons d’enfants et que Jouhy avait bien envie de découvrir ce Dieulefit où il était censé être né d’après ses faux papiers.

    En juin 1954 deuxième séjour à Beauvallon avec sa femme Lida, sa fille Eve et 18 élèves de l’Odenwaldschule.

    Le 15 mars 1956 Jouhy se porte acquéreur de la cure du vieux village de Châteauneuf de Mazenc. Pour régler l’affaire devant notaire, Jouhy donne procuration à Mlle Soubeyran.

    C’est ainsi que Châteauneuf de Mazenc va être le berceau du FIEF fondé officiellement comme association loi 1901 en 1961.

    En 1968/69 Jouhy quitte l’école de l’Odenwald pour un poste de maître de conférences puis de professeur de pédagogie sociale à l’université de Francfort. Il s’engage alors dans de nombreux projets pédagogiques internationaux en particulier en Indonésie et au Pérou, mais aussi en Tunisie et sur l’île Maurice.

    Il accompagne également de nombreuses initiatives citoyennes dans le domaine de la pédagogie et il s’efforce de faire en sorte que celles-ci coopèrent            entre    elles.
    Pour couronner le tout il crée à l’université de Francfort la chaire de « pédagogie dans le Tiers Monde » dont il sera le premier titulaire.

     

     

  • Jouhy résistant.
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    A l’âge de 15 ans – nous sommes alors en 1928 – il n’accepte pas que dans son lycée soit organisée une cérémonie à la mémoire de Friedrich Ludwig JAHN. Celui-ci (1778-1852) était un éducateur allemand, promoteur de la gymnastique et du nationalisme germanique. Le logotype de son organisation comportait une croix stylisée avec quatre F pour fromm (pieux), frisch (frais), fröhlich (joyeux) et frei (libre). Lors de cette cérémonie on devait célébrer les qualités de la race allemande, à savoir sa piété, sa fraîcheur, son ardeur et son indépendance. Jouhy organise une contre-cérémonie célébrant la fondation de la République de Weimar et tient pour la première fois un discours enflammé devant ses camarades de classe.

    Il devient membre d’un groupe socialiste d’élèves puis adhère au parti communiste allemand.

    En 1933 il est exclu de l’université et s’investit alors pleinement dans un   travail  de        propagande     pour    le         parti.
    Fin juillet 1933 il lui faut fuir l’Allemagne ; il franchit clandestinement la frontière et se retrouve en France, à Paris.

    De 1933 à 1939, outre ses études en psychologie, il sillonne la France pour le PC, fait partie du Comité Barbusse contre le fascisme, organise des comités de solidarité pour Ernst THÄLMANN. Créé à la suite de l’incendie du Reichstag et de l’arrestation des dirigeants du Parti Communiste Allemand, le comité Thälmann, présidé par Romain Rolland et animé par Henri Barbusse, André Malraux, André Gide et Paul Langevin militait activement pour la libération du président du KPD Ernst Thälmann et de façon plus large pour informer l’opinion publique française sur l’hitlérisme.

    De 1939 à 1943 Jouhy travaillera dans des maisons d’enfants juifs. Il échappera à la gendarmerie française et devra entrer dans la clandestinité.

    Jouhy devient alors membre de la MOI (Main d’œuvre Immigrée). 16 émigrés allemands sont chargés par cette organisation créée par le PC de la démoralisation de l’armée allemande. Jouhy se fait passer pour un professeur français d’allemand. De ces 16 personnes deux seulement ont survécu, dont Jouhy. Outre les activités telles que le renseignement, la planque de personnes et d’armes, Jouhy fut chargé de rédiger un abrégé de l’histoire du peuple allemand qui devait démontrer que ce n’était pas le national-socialisme mais la Résistance qui était l’héritage de l’évolution de l’Allemagne. Pour effectuer ce travail de démoralisation Jouhy rédigeait en allemand du matériel de propagande pour les membres de la Wehrmacht, pendant que sa femme faisait de même en russe pour la troupe de Wlassov.

    La biographie du Jouhy pédagogue et du Jouhy résistant explique le rôle primordial d’Ernest Jouhy en tant que passeur entre deux cultures. C’est grâce à sa double mémoire – d’Allemand d’origine et de Français de vouloir – qu’il a été

     

  • Le médiateur entre deux cultures.
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    Jouhy considérait le tandem franco-allemand comme l’atelier de l’avenir. Il fallait dépasser la réconciliation, pour former des passeurs de culture, de véritables citoyens de demain.

    A la question de savoir pourquoi il avait rejoint en 1952 l’Allemagne et plus précisément l’Odenwaldschule et fondé en 1961 le FIEF, Jouhy répond en 1981 à l’occasion du vingtième anniversaire de l’existence du FIEF :

     

    « …Avant d’être abattus, les Nazis allemands avaient exterminé presque toute ma famille, assassiné mes amis, déporté les enfants dont j’avais la charge d’éducateur. Et pourtant, en 1952, je suis retourné en Allemagne pour accepter de travailler dans une équipe pédagogique qui fut alors à la tête d’une communauté scolaire, pilote de la réforme démocratique dans la jeune République Fédérale d’Allemagne. Je suis retourné, moi, jeune Français, parce que j’étais convaincu que je devais mes souffrances, mon expérience politique et mes compétences pédagogiques à cette génération montante d’outre-Rhin, blessée et corrompue par douze années de barbarie. Je me suis réimplanté en Allemagne parce qu’à mon avis, les rares Franco-Allemands capables de faire revivre chez les jeunes Allemands l’héritage humaniste en ruines, en étaient responsables devant toute l’Europe. Ils avaient à faire revivre dans cette jeune génération de « l’Allemagne année zéro », le cheminement des idées de Descartes à Leibniz et à Kant, de Rousseau à Goethe, de Condorcet à Humboldt. Ils devaient à l’Europe que fussent réveillées dans la jeunesse les perspectives qui avaient inspiré les géants de la pensée tant allemande qu’européenne de Hegel à Marx, de Schiller et de Heine à Bert Brecht et à Böll, de Freud et d’Adler à Adorno et à Bloch. J’ai passé outre aux ressentiments de tant de mes amis de la Résistance contre mon retour en Allemagne. Il fallait incarner dans l’éducation et dans l’enseignement le message de 1789 et l’horreur des camps de l’Holocauste, l’hymne à la joie de Schiller, la musique de Beethoven et rappeler la bassesse d’un Goebbels et les gueulantes des Sections d’assaut.

     

    Ainsi je suis rentré en Allemagne en voulant y emporter la France et je me suis implanté à l’Odenwald, tout en créant le foyer à La Bégude. Le foyer français encore à l’état de projet devait être, à mes yeux, un centre d’éducation périscolaire pour les jeunes et de recyclage pour les enseignants. Son implantation et ses méthodes devaient démontrer la vérité sartrienne que « l’existence précède l’essence ». Il devait faire toucher du doigt les contradictions fertiles du devenir, les couches superposées de l’histoire, l’harmonie et l’opposition de la nature et de la culture, de l’individu et de la société. Il devait se trouver dans une région où l’immense héritage de la France et de l’Europe pouvait parler aux enseignants et aux jeunes Allemands sans manuels et sans bachotage dans un lieu où la joie de s’y trouver précède le besoin d’apprendre et où le vécu du moment présent rende le courage d’ébaucher l’avenir.

     

    Dès mon premier contact avec le vieux village de Châteauneuf, j’étais convaincu que La Bégude remplissait ces conditions. Ce fut la Résistance qui m’avait lié à la région Rhône-Alpes, ce furent les stages UNESCO pour éducateurs d’enfants victimes de la guerre qui m’ont conduit à l’école de Beauvallon, donc à Dieulefit et ce furent ses admirables directrices qui m’ont fait découvrir Châteauneuf-de-Mazenc. Quand, en 1948, je me trouvais pour la première fois sur cette colline d’où le regard saisit à la fois l’étendue et sa limite, où le paysage est défini comme l’esprit latin, j’ai rêvé de voir se transformer ce vieux fief féodal de maîtres et d’esclaves bornés en un FIEF sans préjugés, sans autres maîtres que l’esprit de compréhension et de tolérance, où l’internationaliste se sente dans sa patrie, la jeunesse étrangère dans un foyer à elle.

     

    J’ai rêvé de cette réalisation en amoureux d’une certaine qualité de vie et en éducateur qui cherche ses instruments de travail. Les qualités de vie et les qualités pédagogiques de la Drôme m’ont attaché à jamais à cette œuvre. En effet, ici dans ce paysage de lumière et de culture, on se sent lié à l’histoire et au présent de la France et de l’Europe…. »

     

    En conclusion de cette intervention je voudrais dire qu’un peu avant de prendre ma retraite et de quitter la direction du FIEF je m’étais posé la question de savoir si le travail du FIEF était encore pertinent, alors que des centaines de milliers de jeunes et d’adultes avaient depuis la fondation de l’Office Franco-Allemand pour la jeunesse et la multiplication des jumelages de villes participé à de nombreux échanges entre nos deux pays. Mais force est de reconnaître que Français et Allemands croient se connaître, et que pourtant un grand nombre de malentendus subsiste et que le dialogue franco-allemand fait naître chaque jour de constantes préoccupations.
    Le travail du FIEF est de contribuer à la compréhension entre les peuples ; toutes les activités proposées aux stagiaires visent à la découverte mutuelle de la culture, de l’histoire et de la civilisation du partenaire. Ce travail est toujours d’actualité et peut encore, en toute modestie, servir de modèle pour des pays où s’affrontent des histoires, des cultures qui étonnent les uns et bien vite les inquiètent.

     

     

    Bernard Martini

    Dieulefit, 22 janvier 2011

     

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