Éducation nouvelle : un mouvement pédagogique syncrétique et ambigu

par Joseph Coquoz

L’historiographie « officielle » de l’Éducation nouvelle a rattaché la naissance de ce mouvement pédagogique à la fondation, en 1889, de la New School d’Abbotsholme par Cecil Reddie, car c’est sur ce modèle qu’Hermann Lietz a ouvert en Allemagne des Landerziehungsheime à Ilsenburg (1898), Haubinda (1901) et Bieberstein (1904), qu’Edmond Demolins a fondé l’Ecole des Roches (1899) en Normandie et que d’autres écoles ont été créées dans plusieurs pays d’Europe. Ces écoles nouvelles ont les caractéristiques suivantes : elles sont pour la plupart protestantes ; elles se trouvent à la campagne pour bénéficier des bienfaits du grand air et de la nature ; elles sont des écoles privées, souvent réservées aux seuls garçons et destinées à la formation des élites ; elles prônent l’enseignement des langues modernes, des disciplines scientifiques et des pratiques « utiles » au détriment de celui des langues mortes, des lettres classiques et des ornements de l’étiquette sociale. 

L’appellation « Éducation nouvelle » pour désigner ce mouvement marque une intention de rupture avec des pratiques pédagogiques servant de repoussoir et rassemblées sous la dénomination dépréciative de « pédagogie traditionnelle ». Mais les militants de l’Éducation nouvelle veulent inscrire leurs initiatives dans une tradition de réformateurs, et ils empruntent pour ce faire leurs modèles à la galerie des « grands pédagogues » que les autorités scolaires du XIXe siècle ont érigés tels pour l’édification des instituteurs dans les écoles normales. Pour les besoins de leur légitimation, ils convoquent ainsi les noms de Rousseau et de Pestalozzi comme l’ont fait avant eux ceux qui ont mis en place les systèmes scolaires qu’ils critiquent dans les différents pays européens. 

En réalité, bien des innovations dont se targuent ces Écoles nouvelles appartiennent à l’air du temps. C’est dans les mêmes années que la plupart des pays d’Europe occidentale introduisent les travaux manuels à l’école primaire pour mieux orienter l’enseignement en direction des besoins de l’économie. C’est à ce moment-là également que l’on réforme les programmes scolaires en s’inspirant des théories hygiénistes et qu’on promeut une architecture qui va marquer durablement la représentation occidentale de ce qu’est une école : des bâtiments hauts, présentant de larges ouvertures à la lumière, des couloirs aérés et ces annexes indispensables que sont la cour de récréation ainsi que les espaces et accessoires servant à la culture physique.  

La mission de la plupart des Écoles nouvelles est de former des hommes aguerris, patriotes et ayant acquis des connaissances utiles pour contribuer au développement du pays et de l’empire colonial. Les modèles projetés sont les figures du savant, de l’entrepreneur ou du colon qui sont prêts à rompre le conformisme et à quitter le confort pour prendre le risque de découvrir de nouvelles théories ou de nouveaux procédés, de fonder une entreprise ou de servir le pays dans les contrées inhospitalières des confins de l’empire. Quelques pédagogues minoritaires toutefois, dont les thèses éducatives sont proches de celles des Ecoles nouvelles, s’inscrivent dans des finalités différentes, parfois subversives. C’est le cas de Paul Robin en France ou de Francisco Ferrer en Espagne qui se réclament des courants anarchistes. 

En 1899, Adolphe Ferrière crée à Genève le Bureau international des écoles nouvelles (BIEN), à l’instigation d’Edmond Demolins, pour offrir aux familles aisées des informations fiables sur les établissements qui se réclament de l’innovation pédagogique. Il sillonne l’Europe, visite les écoles nouvelles et correspond avec la plupart des directeurs d’établissement pour alimenter son fichier. Il tisse ainsi un solide réseau de relations. Mais il ressent vite le besoin d’établir des critères pour déterminer si les établissements qui se réclament de la nouveauté en ont les caractéristiques ; il élabore pour cela – les premières esquisses datent de 1909 – ce qu’il appellera les Trente points rassemblant les trente critères permettant d’attribuer des notes aux Ecoles nouvelles.

Après la Première Guerre mondiale, les tenants de l’Éducation nouvelle s’inscrivent dans la dynamique de la création de la Société des Nations (SDN). Ils voient dans les solutions pédagogiques qu’ils prônent un moyen privilégié de prévenir une nouvelle tragédie de l’ampleur inédite qu’avait connue l’Europe pendant les quatre années du conflit. Ils se donnent alors une double ambition. 

La première ambition consiste à former des citoyens doués de libre arbitre et de sens critique qui soient susceptibles de ne plus participer par aveuglement à une boucherie comme celle qui eut cours dans les tranchées. Il s’agit de promouvoir une citoyenneté nouvelle plus cosmopolite et en tout cas ouverte et pacifique. Cette ambition incite les tenants de l’Education nouvelle à investir le système scolaire lui-même en gagnant les instituteurs et les autorités scolaires à leurs thèses et à se doter d’une organisation internationale qui fédère les initiatives des réformateurs. Le mouvement veut quitter son confinement aux seuls établissements privés.

La seconde ambition consiste à faire progresser la pratique éducative en la fondant sur des bases scientifiques. Cette ambition s’est nourrie des travaux de la psychologie, dont la naissance comme discipline scientifique date du début du siècle. Des chercheurs comme Alfred Binet, l’auteur d’un des premiers tests d’intelligence, Jean Piaget ou Henri Wallon sont ainsi associés de près à ce courant. Eux-mêmes, comme leurs disciples, caressent le projet scientiste de parvenir à élaborer une pédagogie utilisant les méthodes de la science, et ils ont la conviction que la psychologie peut améliorer les pratiques de l’enseignement, dans le sens d’un meilleur rendement, comme la chimie a perfectionné les pratiques agricoles.

L’Institut Jean-Jacques Rousseau fondé en 1912 à Genève va jouer un rôle moteur dans cette double ambition. Il est à l’origine de la création du Bureau international de l’éducation (1925) qui a pour but de mener des enquêtes et des recherches sur l’éducation et de rendre accessible aux autorités scolaires toutes les informations susceptibles d’améliorer les pratiques et l’efficacité de l’enseignement. Il abrite également des travaux éminents de psychologie génétique et des expérimentations pédagogiques dans la célèbre Maison des Petits. Et il prend une part active à la constitution en 1921 de la Ligne internationale pour l’éducation nouvelle (LIEN) pour fédérer les forces des réformateurs.

La dimension internationaliste de la LIEN ne manque pas d’ambiguïté au début : l’Allemagne n’y est par exemple pas vraiment la bienvenue car certains fondateurs d’écoles nouvelles comme Hermann Lietz avaient été des partisans enthousiastes de l’empereur Guillaume II. La présence germanophone dans la fondation de la LIEN a d’ailleurs été assurée à l’origine par la Suissesse Elisabeth Rotten.

La LIEN se donne une charte, dont les accents spiritualistes et théosophiques montrent l’influence prépondérante des fondateurs, et elle publie un journal Pour l’ère nouvelle, qui est édité en trois langues. La Ligue prend rapidement de l’ampleur si l’on examine le nombre des participants à ses Congrès : Calais (1921) 100 ; Montreux (1923) 170 ; Heidelberg (1925) 450 ; Locarno (1927) 1100 ; Elseneur (1929) 1800 ; Nice (1932) 1800.

L’unité du mouvement de l’ Éducation nouvelle est cependant fragile car les intérêts des membres y sont parfois concurrents et de multiples lignes de fracture traversent l’organisation. Maria Montessori profite par exemple de certains Congrès de la LIEN pour organiser en parallèle celui de son propre mouvement. L’Education nouvelle réunit par ailleurs plusieurs courants antagonistes : les rationalistes soucieux de fonder les théories éducatives sur des résultats probants sont exaspérés par les accents messianiques et les approximations théoriques de certains chantres de l’enfance libérée ; des directeurs d’écoles privées n’entendent pas céder le label de l’innovation, sur lequel ils fondent la prospérité de leur établissement, à des recteurs d’académie ou des inspecteurs scolaires ; l’adjonction par certains groupes de causes annexes comme celles de l’espéranto, du végétarisme ou de la sagesse orientale ajoute de la confusion à l’identité même de ce mouvement pédagogique. 

Par ailleurs, l’Éducation nouvelle n’échappe pas aux conflits politiques de l’Entre-deux-guerres. Au congrès de Locarno de 1927, une partie de la délégation italienne profite de cette réunion internationale pour vanter les mérites de l’éducation prônée par le nouveau régime fasciste, scandalisant les pacifistes-socialistes autrichiens qui sont empêchés de manifester leur réprobation et reprochent durement aux organisateurs suisses leur laxisme à l’égard de Mussolini et leur manque de neutralité durant les débats. Au congrès de Nice en 1932, la charte fait l’objet d’une révision, au cours de laquelle le courant spiritualiste, qui était à l’origine de la LIEN, est minorisé par des participants prônant un engagement politique résolument à gauche pour promouvoir les changements scolaires nécessaires. Cette orientation militante est défendue avant tout par la section française de la Ligue, le Groupe français pour l’éducation nouvelle (GFEN), mais elle reçoit à Nice le soutien décisif du fort contingent de personnes d’encadrement de l’administration scolaire française orientées comme par nature à gauche du fait de la querelle typiquement française entre enseignement public et enseignement privé. Au Congrès de Cheltenham en 1936, où le nombre de participants est d’un millier, on n’y trouve pratiquement aucun Allemand et la tension internationale durcit les positions des camps opposés. Le Congrès de Paris en 1939 est annulé à cause de la Deuxième Guerre mondiale

Quand l’Ecole de Beauvallon est créée par Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft en 1929, le courant de l’Education nouvelle est à son apogée. Mais ses divisions internes ne peuvent plus être vraiment surmontées. Avec la  crise économique et la montée des extrêmes, les finalités généreuses de l’Education nouvelle passent au second plan. Les établissements privés comme l’école de Beauvallon doivent concentrer leurs efforts pour survivre et parvenir à assurer le minimum vital aux enfants accueillis. Quand l’Éducation nouvelle n’est pas dénoncée comme subversive ou bourgeoise, elle est instrumentalisée par les différents camps politiques qui s’affrontent. 

Après la Deuxième Guerre mondiale, la confiance dans le changement social inéluctable qu’apportera l’Education nouvelle s’est émoussée. La Ligue ne parvient d’ailleurs pas à renaître. L’heure est à l’organisation mondiale des grands programmes d’éducation par l’UNESCO. De nombreux militants s’engagent dans la prise en charge des milliers d’enfants orphelins, perdus ou abandonnés qui errent dans les villes et les campagnes d’Europe et créent la Fédération internationale des Communautés d’enfants (FICE). Au niveau national, se mettent en place des plans de rénovation du système scolaire : c’est le cas en France avec le Plan Langevin-Wallon (1944-1947) qui reprend de nombreux éléments de l’Éducation nouvelle. Mais celle-ci n’est plus guère animée par la foi militante ; elle est devenue un ensemble de techniques ou de méthodes permettant de rendre les enfants plus actifs dans leurs apprentissages. 

Cette réduction de l’Éducation nouvelle explique en partie pourquoi certains courants pédagogiques du mouvement ont réussi, mieux que d’autres, à survivre. Ceux qui y sont parvenus sont organisés dans une structure parfois sectaire et ils ont élaboré un matériel et des techniques qui donnent une consistance concrète à leurs propositions pédagogiques. Ces conditions sont ainsi réunies dans le mouvement de Maria Montessori, dans celui de Célestin Freinet et dans celui des anthroposophes. 

L’agitation dans les écoles et les universités à la fin des années 1960 va relancer les débats sur l’éducation et faire remonter les idées en vogue dans le courant de l’Education nouvelle. Il est intéressant de relever à ce sujet le succès éditorial de la série « Pédagogie » des éditions François Maspero. Cette collection dirigée par les concepteurs de la pédagogie institutionnelle va publier notamment quelques textes relatant des expériences éducatives de l’Entre-deux-guerres comme celles d’Alexander Neill ou des communautés scolaires de Hambourg qui apparaîtront aux yeux des lecteurs soixante-huitards comme tout à fait contemporaines. Forger l’homme nouveau par une éducation nouvelle, telle est l’utopie moderne par excellence, maintenue vivante tout au long du XXe siècle par le mouvement de l’Éducation nouvelle.

Brève bibliographie

Hameline, Daniel (2002), L’éducation dans le miroir du temps. Lausanne : Ed. Loisirs et Pédagogie/Ed. des Sentiers.

Hameline, Daniel ; Helmchen, Jürgen ; Oelkers, Jürgen (Eds) (1995), L’éducation nouvelle et les enjeux de son histoire. Berne : Peter Lang

Ohayon, Annick ; Ottavi, Dominique ; Savoye, Antoine (Eds) (2004), L’Éducation nouvelle, histoire, présence et devenir. Berne : Peter Lang

Röhrs, Hermann ; Lenhart Volker (Eds) (1995), Progressive Education Across the Continents. A Handbook. Frankfurt am Main: Peter Lang.
  

Joseph Coquoz et responsable du domaine Travail social de la
Haute école spécialisée de Suisse occidentale HES-SO

Partager: