Haoues Seniguer intervient lors de notre Micro festival du film sur le fait religieux contemporain, au cours de la deuxième journée consacrée à la tolérance. Il est interviewé dans cet article paru sur l’Express (site web),
Actualité Idées et Débats, samedi 17 octobre 2020, à l’occasion de l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty.
“Pour l’islamologue Haoues Seniguer, le meurtre de l’enseignant de Conflans est symptomatique de la difficulté de certains élèves et parents à reconnaître l’école comme un lieu d’éveil à l’esprit critique.
L’islamologue Haoues Seniguer est à la fois un fin connaisseur de l’islamisme et un enseignant. Ce maître de conférences en science politique à Sciences po Lyon, chercheur au laboratoire Triangle, à Lyon, et directeur adjoint de l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM) juge impératif d’apprendre aux élèves que, dans l’espace scolaire, la religiosité ne peut aller de pair qu’avec la distance critique.
Cet attentat frappe l’école en plein coeur. En tant qu’enseignant du fait musulman, comment réagissez-vous?
En préambule, il est utile de rappeler, à l’aune des premiers éléments de l’enquête, que le terroriste qui a décapité l’enseignant n’était pas un élève de sa classe, ni quelqu’un qui aurait fréquenté les mosquées ou espaces de culte alentour, et encore moins connu par les services de police comme “radicalisé”. Cet épouvantable attentat nie ce qui est la fonction même de l’enseignant, quelle que soit sa matière : transmettre des savoirs mais aussi les valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité, laïcité. Aider chacun à penser par soi-même, contre soi-même et par-delà soi-même, ce qui signifie, concrètement, être capable d’intégrer le point de vue critique d’autrui. Il est dramatiquement symptomatique de la difficulté qu’ont certains élèves – et parents – aujourd’hui à reconnaître l’école comme un lieu d’éveil, où l’esprit critique peut s’exercer à partir d’un cadre pédagogique défini.
Il est donc indispensable de défendre l’école comme sanctuaire, et réapprendre aux élèves à régler leurs différends dans l’exercice libre et autonome de l’argumentation. Rendre possible dans l’espace scolaire l’idée qu’on puisse entretenir des différends sur les représentations du monde, d’avoir des appréciations différentes de faits de société, et dépasser les antagonismes éventuels dans et par le dialogue. Il faut à tout prix prévenir et corriger systématiquement les logiques discriminatoires et d’anathème. C’est un enjeu collectif.
Mais un enjeu qui concerne particulièrement les élèves de confession musulmane, aujourd’hui, d’après les remontées des rectorats sur les atteintes à la laïcité.
Il faut faire accepter à ces élèves qui manifestent ou expriment une sensibilité religieuse une éthique de responsabilité, en effet, au sens où l’entend le sociologue Max Weber : avoir de la distance avec sa propre religiosité (non pas pour l’abandonner, car telle n’est pas la vocation de l’école), mais surtout tenir compte des effets délétères, aussi bien individuels que collectifs, de paroles qui mettraient ouvertement en cause le libre examen, la liberté de pensée et d’expression. Sinon, cette sensibilité, si elle n’est pas entretenue de façon intelligente, peut conduire à ce type de conséquences atroces ultimes ou à des justifications de la violence. C’est ce à quoi moi-même je m’emploie avec mes étudiants. En début d’année, je leur signale qu’ils sont libres de croire à ce qu’ils veulent, qu’il ne s’agit certainement pas de leur enseigner “un catéchisme” alternatif, mais que moi, en tant qu’enseignant, j’ai pour mission principale de décortiquer la formation de l’islam d’un point de vue socio-historique avec qui plus est un éclairage géopolitique.
Aujourd’hui, les courants islamistes verrouillent tellement l’approche critique des sources scripturaires (alors que l’héritage textuel musulman en donne largement la possibilité), que nous pouvons en arriver à cette barbarie, car ils contribuent nolens volens à rétrécir le sens et l’espace des possibles en islam, en construisant une vision conflictuelle et manichéenne de la religion musulmane. Ils vont jusqu’à sanctifier, quelquefois sans contextualisation aucune, les batailles du prophète de l’islam et de ses compagnons.
Le milieu scolaire a-t-il négligé les alertes ces dernières années?
Je pense qu’on a eu tendance à minimiser le problème. Quand un parent vient faire pression pour contester ce que l’enseignant enseigne, c’est un signal fort, grave, dont l’autorité scolaire doit tenir compte. Ce n’est pas insignifiant. Le fait que des enseignants exposent des caricatures du prophète en cours peut être source de débat, mais absolument rien ne doit les empêcher de le faire pour autant. J’ai en quelque sorte deux axiomes dans ma méthode d’enseignement, souvent parfaitement bien acceptés par mes étudiants : la bienveillance et la discussion libre et contradictoire sur des bases scientifiques. Respecter l’intégrité morale des uns et des autres, leurs croyances, mais pratiquer le dialogue et la critique sans concession.
De cette manière, je parviens à leur apprendre la diversité de l’islam, ses évolutions contradictoires, ses écoles philosophiques et théologiques, y compris celles qui sont très critiques envers le dogmatisme et les gardiens du temple. En mobilisant toutes les ressources disponibles (histoire, sociologie politique, philosophie et islamologie), il s’agit d’éclairer, par le contexte, par les acteurs en présence, sous de multiples angles donc, le fait islamique. Les étudiants, notamment musulmans, reconnaissent souvent qu’ils ont du mal au début, mais me remercient toujours à la fin. Cela permet de nourrir un peu d’optimisme, et ce n’est pas rien dans le contexte actuel.
Ces dernières années, la communauté musulmane n’a pas semblé vraiment réagir à l’essor de l’islamisme.
Si l’on entend par islamisme, conservatisme religieux marqué doublé d’activisme militant, celui-ci a incontestablement progressé depuis la fin des années 1980, en prenant néanmoins des formes différentes : violentes ou plus légalistes. Il y a eu une prise de conscience depuis les attentats de 2015. La plupart des acteurs des mosquées et des grandes associations musulmanes françaises ont réalisé les effets pervers possibles d’un discours ambivalent, spécialement sur les musulmans eux-mêmes. A la première publication des caricatures de Mahomet, ils étaient restés ambigus, peu clairs, mais avaient choisi, pour certains d’entre eux, la voie juridique en déposant plainte au tribunal contre Charlie Hebdo.
Lorsqu’elles ont été reproduites par ce même journal, le 1er septembre dernier, ils ont été beaucoup plus clairs, en disant explicitement qu’il s’agissait du respect de la liberté d’expression et que la caricature faisait partie du débat démocratique en France. L’éthique de responsabilité, précisément, était de mise. Mais il est vrai que la pensée libérale a encore beaucoup de mal à émerger au sein de l’islam de France, non pas parce que celle-ci en serait totalement absente, mais elle est encore émergente.
Face à l’absolutisation et au rétrécissement du sens de la référence à l’islam que constitue l’islamisme, il faut être capable de dire que, même si l’on s’exprime au nom de sa religion, on adopte une position qui reste fondamentalement relative, parce qu’elle est liée à une perspective et une démarche personnelle, intime. De ce point de vue, je fais miens les concepts d’éthique reconstructive du philosophe Jean-Marc Ferry et d’éthique de la fragilité du sociologue Philippe Corcuff : oeuvrer à la reconnaissance de soi dans l’Autre, en prenant appui sur nos fragilités respectives pour penser et vivre véritablement la fraternité. Dans la pensée libérale, vous pouvez être musulman de diverses manières, et c’est cette ouverture qui devrait être davantage cultivée et mise en avant dans les cercles de l’enseignement musulman.
*Haoues Seniguer vient de publier L’islamisme décrypté (L’Harmattan).”

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