La place de Beauvallon dans l’histoire de Dieulefit et la place de l’Éducation nouvelle :
Intervention de B. Delpal (laboratoire LARHRA, CNRS et association PMH) :
– Beauvallon, une école dans un mouvement universel : celui de l’éducation nouvelle.
– Beauvallon, une histoire singulière : lieu d’accueil, de refuge, de résistance.
– Réflexions sur l’importance de la résistance civile, les solidarités et la place des femmes
– Suggestions bibliographiques

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Le voyageur qui ne connaît pas Dieulefit et qui consulte le Guide du routard dans son édition 2008 va découvrir un texte de présentation générale, un chapeau, qui est presque entièrement consacré (à 90 %) à Beauvallon, à Marguerite Soubeyran et au refuge qui a sauvé un grand nombre d’enfants et d’adultes aux heures sombres de la Guerre et de l’Occupation. Le Guide confirme ainsi une notoriété qui a été récemment réactivée par la publication de l’essai littéraire de Anne Vallaeys, Dieulefit ou le miracle du silence.

Ainsi se trouve validée, notamment par les articles de la grande presse, une notoriété qui passe par Beauvallon et son école, et qui place Beauvallon au centre de l’histoire dieulefitoise.

Cette situation stimule l’historien. À partir du temps présent, il cherche à comprendre pourquoi et comment une école a pu acquérir cette place dans l’histoire, et notamment dans l’histoire de l’éducation. Tel sera le premier point abordé : la naissance et le développement de Beauvallon comme école, en partant de ses origines (1929) et son appartenance à un mouvement à la fois antérieur et présent sur plusieurs continents.

Singulier et stimulant paradoxe, l’école est à la fois un élément d’un vaste réseau et à ce titre lieu de l’application d’un programme très précis, et en même temps lieu d’une histoire singulière, unique, celui de l’accueil offert à des réfugiés, à des enfants et des adultes, dont le nombre ne cesse de croître au fur et à mesure que l’Europe sombre dans la violence, la « brutalization », (Georges Mossé) la barbarie. Beauvallon, et spécialement entre 1938 (la nuit de cristal) et 1945 (la fin de la guerre), sans cesser d’être une école, est bien davantage : lieu de paix, de confiance mutuelle, de sauvetage, notamment pour les juifs qui, à Montélimar, à Crest, à Valréas, à Nyons sont pourchassés, arrêtés et déportés et qui trouve ici un asile heureux. Preuve connue de ce destin singulier, sur les 7 justes honorés à Dieulefit, on trouve les 3 fondatrices-directrices de Beauvallon, et deux personnalités qui sont passées par Beauvallon, les Arcens (fondateurs de l’École de la Roseraie en 1939).

Nous sommes en présence de faits et de situation assez exceptionnels pour avoir provoqué, dès l’Occupation, des témoignages, des souvenirs, des récits qui ont contribué à construire une « belle histoire » (façon Oncle Paul), histoire héroïque, exemplaire, qui a envahi, et même occupé tout le terrain dieulefitois. L’autobiographie de Marguerite Soubeyran a fortement contribué à cette mythification, à caractère involontairement hagiographique. Les mémoires se sont construites et recomposées à partir de ces fondements spontanés.

Nous avons voulu reprendre à frais nouveaux cette période de la fondation de Beauvallon, cette première période, depuis l’ouverture de l’école à la rentrée 1929, jusqu’à sa fermeture provisoire, fin décembre 1945, une chronologie marquée évidemment pas l’histoire générale, le contexte français et les contraintes locales.

L’entreprise est risquée : la documentation indispensable à l’enquête historique est presque exclusivement d’origine privée (institution et personnes privées)-. Elle a été constituée dès les origines dans le but de valoriser l’institution. Les mémoires autobiographiques de M. Soubeyran ont fortement contribué à figer un récit exemplaire, moins pour glorifier une personne que pour assurer la pérennité de son œuvre. Du reste, pour l‘historien, cette hypertrophie des fondateurs et fondatrices est tellement habituelle qu’au lieu de s’en étonner, il s’en sert, en prenant la distance critique nécessaire.

Entreprise risquée, mais entreprise souhaitable. En effet, sur le plan de l’histoire locale, il est très certainement indispensable, un peu plus d’un demi-siècle après les événements, de réviser les liens subtils qui unissent Beauvallon à Dieulefit. Certes, « ceux de Dieulefit » ne sont pas « ceux de Beauvallon », et beaucoup de témoignages des années 30-45 soulignent l’existence d’une sorte de frontière entre la petite cité et la communauté de Beauvallon. Mais toute frontière est en même temps lieu de contact et d’échanges, et les mêmes témoins attestent la très forte complémentarité qui s’est établie entre les deux sociétés.

1. Une école de l’éducation nouvelle

Revenons un peu sur ce premier thème. Si Dieulefit figure, en 1932, dans le réseau international de l’éducation nouvelle c’est d’abord le résultat d’une volonté et d’un projet, ceux de Marguerite Soubeyran et de Catherine Krafft. L’une et l’autre se trouvent à Genève, où elles se rencontrent en 1928. La Dieulefoise parce qu’elle est élève de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, un des hauts lieux du mouvement de l’éducation nouvelle, et la genevoise parce qu’elle s’occupe de la Maison des étudiants et de leur logement. Ensemble, en 1929, elles ont résolu de créer une école qui met en œuvre le fameux programme de l’éducation nouvelle, véritable charte du mouvement, rédigée par Adolphe Claparède. Nous reviendrons dans quelques instants en deuxième partie, sur ce creuset genevois. Ensemble elles accueillent les premiers enfants dans ce qui est à la fois un internant, un foyer et un lieu d’éducation. Débuts modestes à la pension Dourson, mais assez convaincants pour que les deux fondatrices se lancent en 1930 dans un vaste programme de construction d’où sortent la grande maison (1931) puis la « petite » (1935). Dans ses souvenirs (recueillis en 1974) M. Soubeyran insiste avec beaucoup de conviction sur la volonté formelle des fondatrices de ne jamais s’éloigner de cette pédagogie nouvelle, qui place l’enfant au centre de toutes les préoccupations et d’en mettre en œuvre toutes les hardiesses, y compris la mixité (ou co-éducation des sexes). Les deux fondatrices ont été reconnues par le mouvement genevois et ses pères fondateurs : Édouard Claparède, venue visiter Beauvallon en 1937 ou 1938 ( ?), Adolphe Ferrière venu en 1950. L’un et l’autre déclarent reconnaître, dans l’œuvre drômoise, une réalisation fidèle à leurs principes et leurs voeux.

Martine Ruchat va développer ce point à partir des liens qui se sont tissés entre le maître (Claparède) et la disciple, Marguerite Soubeyran.

2. Lieu d’accueil, de refuge et de résistance.

Les écoles nouvelles, en Europe, sont confrontées, à partir des années 33-34 à la montée des totalitarismes, à la remise en cause des démocraties, au développement de l’intolérance. La sécurité collective laborieusement construite après le Traité de Versailles est ébranlée, les conflits se multiplient, tantôt guerres entre nations (comme l’Italie contre l’Éthiopie), tantôt guerres civiles (Espagne). En 1938, presque toute l’Europe bascule dans l’insécurité. Les personnes déplacées ou menacées, les juifs en particulier, cherchent des lieux d’asile. L’école de Beauvallon est un de ces lieux. Depuis la guerre civile espagnole, un nombre croissant de réfugiés prennent le chemin de Beauvallon, comme ces deux fillettes de la famille berlinoise Eberhart-Schlomon, parties de Berlin, au lendemain de la Nuit de cristal, pour Beauvallon ! (les deux sœurs ont 9 ans et 16 ans, l’une est scolarisée, l’autre employée à la pension). La déclaration de guerre et les offensives allemandes provoquent des afflux supplémentaires de réfugiés, étrangers et français, du nord vers le sud. Les lois raciales de Vichy (oct. 1940 et juin 1941) augmentent encore le nombre des personnes menacées, adultes et enfants. C’est ainsi qu’individuellement ou par petits groupes, des enfants, des familles viennent se fixer dans le Pays de Dieulefit, et, pour certains, entrent dans la communauté beauvallonnaise. En juillet 1941, un petit groupe d’enfants, parmi lesquels Werner Matzdorff, Helmut Meyer et Henry Schwarz arrive à pied et se fond dans la communauté. Nombreux sont ceux qui ont suivi un itinéraire bien connu maintenant : de l’Allemagne nazie vers la France, le château de la Guette (Germaine et Édouard de Rotschild), de là à la Bourboule, et enfin, Dieulefit. Le 11 nov. 2008 a paru dans le Figaro le récit de Hanna Klopstock qui vient renforcer l’hypothèse d’un itinéraire géré par un réseau de solidarité, dans lequel on trouve, l’OSE, les organisations Garrel et Gladsberg, la Cimade (La Guette, la Bourboule, Dieulefit).

À considérer les récits et le témoignages de ceux qui ont traversé ces années noires et périlleuses à Dieulefit, on voit fonctionner, entre Beauvallon et l’extérieur, quatre types de réseaux de solidarité et de refuge :

-le réseau scolaire, à travers les enseignants, les élèves ; mention particulière doit être faite pour l’éducation nouvelle (via la « République des enfants » de la Guette – les « guettois »), réseau activé par des familles qui avaient choisi ce type d’éducation pour leurs enfants avant la guerre ou bien qui connaissaient cette  école par les organisations ou la presse du mouvement en Europe ;

-le réseau médical : avant la guerre, plusieurs pneumologues avaient envoyé des patients, adultes et enfants à Dieulefit, pour recevoir des soins et suivre une cure ; naturellement, les enfants suivent leur scolarité à Beauvallon. On savait, dans le milieu médical de Paris, de Lyon, de Marseille que ce site pouvait accueillir des enfants dont la santé nécessitait un traitement par le « bon air », en suivant des cures, et qui avaient besoin d’une pédagogie adaptée, dans la mesure où les problèmes de santé (une primo-infection) pouvaient très bien se combiner avec l’échec scolaire en milieu traditionnel (collège ou lycée) ; on rappellera ici le rôle déterminant joué par les docteurs Luigi puis Marc Préault entre 1930 et 1945 ;

-troisième réseau, le réseau de l’influence sociale : il passe par des personnes qui peuvent agir sur la société environnante, tels que les hommes et femmes d’église, les gendarmes, le personnel de mairie, le sous-préfet, et bien d’autres encore;

-quatrième réseau, le réseau politique, assez mal connu, mais qui fonctionne entre l’extérieur et Beauvallon (par exemple, refuge des Bauer, moins célèbres que Aragon et E. Triolet, et pourtant très intéressants à étudier aujourd’hui), multiforme, allant de la droite maréchaliste (P. H. Roché) au personnalisme chrétien (Mounier) et au communisme. Le P. C. joue un rôle majeur, aux portes de Beauvallon, dans l’organisation  des réfractaires au  STO, des maquis, des combats et des réquisitions, puis dans l’engagement dans les FFI. Le P.C. assure un flux et un échange vivants entre le milieu scolaire de Beauvallon et l’engagement dans la résistance, comme le montre l’itinéraire des Meyer (P .P.), Matzdorff, des deux jumeaux Springer (voir le panneaux dédiés aux Springer et à P. P.). Entre la vie scolaire et la résistance, les ponts sont nombreux, et cela commence avec l’imprimerie à la linogravure et se continue avec l’accueil des résistants das camps voisins, par exemple au moment des repas et des goûters.

Entre ces réseaux, la culture et les personnalités du protestantisme dieulefitois, un calvinisme dauphinois en lien avec celui de Genève, mais nettement autonome, agissent comme un stimulant, comme un “guetteur et un éveilleur”, selon une formule empruntée au pasteur Debû-Bridel.

Pour accueillir les enfants ou les combattants des FFI, comme l’écrit Marguerite Soubeyran, « une école, c’était commode ». Mais évidemment, pas n’importe quelle école. Formée sur les bases de l’éducation nouvelle, elle ne pouvait s’accommoder de la Révolution nationale de Vichy ou de l’Europe de Hitler. Les enfants et les adultes de Beauvallon, au moment de quitter l’école, entre la Libération et la fin déc. 1945, ressentent à la fois étonnement et émotion. Étonnement de découvrir à quel point leur école les a préservés de périls, souvent mortels, qui se sont abattus sur de nombreuses cités voisines. Émerveillement d’avoir vécu une expérience extraordinaire puisque ces années de fièvre (M. B.) ont profondément marqué les membres présents : ils se sont imprégnés d’une éthique (personnalisme, dignité de la personne, respect des intimités), de valeurs (solidarités) d’exigences (responsabilité, souci du bien commun) de pratiques qui les ont épanouis, révélés à eux-mêmes, qui leur ont inculqué le goût de l’autonomie et le désir profond de gouverner leur vie, et non pas de la subir. C’est tout ce que l’on trouve dans les pages d’un document exceptionnel, rédigé à chaud, par les adultes et les enfants, côte à côte, les réfugiés et les « habitués » : le Livre d’or. On sent, en le travaillant, que devenir « beauvallonnais » c’est se forger un caractère pour la vie : cf. David Meiz (Meyer), en juin dernier : « Je suis un beauvallonnais d’Israël. »

Pour conclure cette première partie, on insistera sur une sorte de double appartenance de l’histoire de Beauvallon :

-au Pays d’une part : pas d’histoire possible du Pays de Dieulefit en ignorant B., sachant que la réciproque est également vraie ;

-à l’histoire générale, d’autre part, avec une double entrée : d’un côté, dans le domaine de l’éducation nouvelle, un secteur qui relève de la spécialité de Martine Ruchat et de Joseph Coquoz ; de l’autre dans le vaste domaine, encore largement inexploré de la « résistance civile «  ou des « Still Helden » (Héros silencieux), ou de « l’altra resistenza » (les Italiens). Dans plusieurs pays d’Europe, les chercheurs s‘intéressent de près, de plus en plus près, aux sociétés civiles, aux populations qui, sans armes, ont lutté contre le totalitarisme, le racisme, l’antisémitisme, dans l’anonymat et la discrétion, mais au final avec de très grands succès. Il faut ici rappeler que, pour les 20 départements du sud-est, les nazis, Vichy et la milice s’étaient fixé comme objectif d’arrêter et de déporter 75.000 juifs. Nous déplorons la perte de 2550 personnes juives, un chiffre heureusement très inférieur aux objectifs des bourreaux. Bien sûr, Beauvallon est seulement un maillon de la chaîne de solidarité qui s’est mise en place. Mais un maillon sans faiblesse, sans victime. À ce point, l’on peut estimer que Beauvallon aura une place de plus en plus reconnue dans le vaste chantier historique qui s’est ouvert depuis une dizaine d’années, celui qui permet de mieux connaître « le bien ordinaire » (J. Sémelin) opposable à la « barbarie ordinaire » décrite par H. Harendt dans l’Europe du XXe siècle. Ici, le “bien ordinaire” résulte de l’attitude déterminée et discrète de la société civile, “des gens” qui, au-delà des diversités politiques, confessionnels, culturels, forment un front sans faille, une chaîne sans maillon faible, grâce à des références éthiques à la fois fortement ancrées et partagées.

________________________________________________   B. Delpal

Bibliographie :

Sur le rôle de la société civile face à la barbarie et à l’inhumain, un classique pour le sujet :

Jacques SÉMELIN, Sans armes face à Hitler. La Résistance civile dans l’Europe nazie, 1939-1943, Payot, 1989, réed. 1998),

et l’ouvrage dirigé par Jacques SÉMELIN, Claire ANDRIEU, Sarah GENSBURGER, La résistance aux génocides. De la pluralité des actes de sauvetage, Presses de ciences-Po, déc. 2008, 552 p. (actes d’un colloque tenu à Paris en 2006 ; plusieurs contributions intéressent  le travail de PMH)

Sandrine SUCHON, Résistance et liberté Dieulefit 1940-1944, éd. A Die, 1994 (publication d’un mémoire de maîtrise présenté en 1990 à l’I.E.P. de Grenoble) L’auteure a recueilli de nombreux et précieux témoignages, dont plusieurs proviennent d’une émission produite à France-Culture en 1988 (deux heures, les 11 et 18 sept. 1988, dans la série : ” La mémoire, 45 ans après “) par Michel SCHILOVITZ, réfugié à Dieulefit pendant la guerre, élève du collège de la Roseraie. PMH a conservé ces enregistrements.

Robert SERRE, De la Drôme aux camps de la mort, Ed. Peuple libre/Notre temps, 2006. Ouvrage très solide et documenté.

Christophe LE DRÉAU,« L’Europe des non-conformistes des années 30 : les idées européistes de New Britain et New Europe», dans Olivier Dard et Etienne Deschamps (sous la dir.), Les nouvelles relèves en Europe, Bruxelles, Peter Lang, 2005, p. 311-330.

J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les non-conformistes des années 30, Seuil (coll. Points H) rééd. 2002.

Filmographie : on recommande l’excellent film de Andrea Morgenthaler, Les enfants de la Guette, film de 90 mn, produit par la TV allemande et française en 2002. Plusieurs enfants réfugiés à Dieulefit témoignent (consultable au Mémorial de la Shoah, Paris).

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