Annette BECKER,
Université Paris-Ouest Nanterre La Défense

Les Justes, de Yad Vashem à Dieulefit.
Le travail des historiens face aux actes de sauvetage.

(Communication à la table ronde : Les justes et les historiens, 24 janv. 2009)

Représenter, c’est d’abord narrer. Hannah Arendt a placé en tête du chapitre consacré au concept d’action de La condition de l’homme moderne un texte d’Isak Dinesen : « Les chagrins, quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une histoire. » Peut-on parler de la Seconde Guerre mondiale aujourd’hui comme d’un grand chagrin représenté ? l’imagination intellectuelle doit prendre le pouvoir  pour   tenter d’historiciser l’inhistoricisable, l’intime de la souffrance, de la douleur, de la perte, de rester auprès des sens et des émotions.

Violence, souffrances, traumas. Comment s’est-on comporté face à l’horreur, comment a-t-on rapporté ce comportement ? Que veut dire refuser, aider, cacher les persécutés, être un héros, une victime, un réfugié? Un héros peut-il être une victime, se percevoir comme tel, pendant le conflit, après, dans le souvenir ? Ne voir les « victimes » que comme passives n’est-ce pas leur enlever une nouvelle fois une part d’humanité, se faire complice des persécuteurs, prolonger des stéréotypes ?

« Le trauma n’est pas seulement effet de destruction, mais aussi, fondamentalement, énigme de survie. C’est seulement en reconnaissant l’expérience traumatique comme une relation paradoxale entre la destruction et la survie que nous pouvons aussi reconnaître le legs de l’incompréhension qui repose au cœur de l’expérience de la catastrophe. »(1) Cette phrase si subtile de Cathy Caruth sur les destructions mentales peut offrir un fil conducteur à notre réflexion sur les Justes, les sauveteurs et les persécutés, les persécutés devenus sauveteurs, les sauveteurs devenus persécutés. (2)

Résistance civile, résistance « militaire », déportations vers les camps de concentration, (des adultes punis pour ce qu’ils ont « fait ») ; déportation vers les camps d’extermination, (des enfants assassinés parce qu’ils sont nés Juifs, qu’ils sont porteurs d’un nom de Juif.) . Crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocide ; chaque concept a son sens, juridique,  utilisé par les sciences sociales, parfois instrumentalisé de façon politique.

La guerre, paradoxalement, a construit en détruisant : elle  a offert un matériau extraordinaire à ceux qui l’ont vécue, à ceux qui s’en sont souvenus, à ceux qui en ont entendu parler, à ceux qui ont voulu témoigner, à ceux qui ont choisi de se taire. Et chacun a reconstruit une histoire. Pour nous donner à voir l’Histoire.

Les historiens ont besoin pour travailler,  de sources, écrites, iconographiques, orales. Quels témoignages de l’époque  lire, regarder ?  Quels témoignages aujourd’hui encore retrouver ? Les témoins  n’ont-ils pas établi sur nous une forme de « dictature » : « j’ai vu, j’ai souffert, je sais ».  La simultanéité chronologique est-elle caution de la vérité ? Chacun est garant de sa vérité, de sa seule vérité.

Le témoin est une figure autrement plus intéressante quand on le  perçoit, à la suite d’Avishai Margolit, comme un témoin moral (3), celui qui a perçu l’horreur du mal, connu les souffrances infligées, et décidé de prendre des risques, personnels, littéraires, pour en témoigner.

Qui dit mémoire dit réparation matérielle et symbolique. Car, souvent, on témoigne, on crée, on recrée, au nom de la reconnaissance que l’on veut obtenir. (Dans notre cas, la médaille des Justes de Yad Vashem pour la communauté de pays de Dieulefit)

Si les témoins sont parfois agaçants pour les historiens, le témoin, pris au singulier comme idéal-type,  déclare aussi qu’il n’y a pas de période close, que l’on peut toujours rouvrir les chantiers. Et le témoin a raison, car n’est-ce pas lui, souvent, qui pousse l’historien à réfléchir sur son temps à lui, fermé, irréversible ? L’ère du témoin a commencé avec le premier appel à l’autre pour écrire de l’histoire, l’histoire. Témoins-sources et historiens vivent deux fois dans le même temps et aussi en opposition de façon dialectique.  Les historiens travaillent sur un temps clos avec des archives closes, mais ils vivent  d’abord dans l’aujourd’hui. Les méandres de la mémoire  et de l’oubli sont ceux de leurs témoins ; ils sont aussi les leurs. L’anachronisme est à proscrire, ce n’est pas toujours facile.

La persécution des Juifs était une île, souvent, la plupart du temps : ils étaient seuls, abandonnés face aux bourreaux nazis et à leurs complices français. La persécution était une presqu’île, pourtant, parfois, ici ou là. Le pays de Dieulefit en est un remarquable exemple. Longtemps le mythe résistantialiste, en partie créé par le général de Gaulle pour retrouver l’unité d’un pays déchiré par une forme de guerre civile, a  fait de la France une terre de résistance. Et on a oublié la collaboration, la persécution organisée, les trains qui partaient, même si on ne savait pas exactement pour où et pour quoi. Puis les « Justes » ont pris la place des résistants, au fur et à mesure que la persécution des Juifs et la Shoah devenaient centrales dans la réflexion sur la Seconde Guerre mondiale.  Rien n’a été aussi simple et dichotomique  que l’ombre et la lumière, le bon et le mauvais, le vrai et le faux dont parlait Jacques Chirac dans son discours par ailleurs remarquable lors de la panthéonisation des Justes.(4) Il nous faut continuer à travailler pour retrouver le subtile équilibre historique entre tous les acteurs, les hommes et les femmes, les Français et les étrangers, les résistants « politiques » et les résistants « civils », les locaux et ceux qui sont venus de loin, les Juifs, les chrétiens, les libres penseurs, les sauveteurs, les persécuteurs et les bourreaux, sortir les anonymes de leur anonymat, nommer les êtres et les faits.

Loin d’opposer historiens et témoins, militants et intellectuels froids, il faut les associer dans une réflexion sur l’empathie du sujet de la guerre et de la persécution, sachant bien que la « neutralisation » n’existe pas, sinon dans des rêves positivistes désuets .  « C’est sur le chemin de la critique historique que la mémoire rencontre le sens de la justice. Que serait une mémoire heureuse qui ne serait pas aussi une mémoire équitable ? » (5)

(1) Cathy Caruth, Unclaimed Experience : Trauma, Narrative, and History, John Hopkins University Press, 1996, p. 154.
(2) La résistance aux génocides, De la pluralité des actes de sauvetage, (Sous la direction de Jacques Sémelin, Claire Andrieu, Sarah Gensburger), Les presses de Sciences-Po, 2008.
(3) Avishai Margolit, L’éthique du souvenir, Climats, 2006.
(4) « Sous la chape de haine et de nuit tombée sur la France dans les années d’occupation, des lumières, par milliers, refusèrent de s ‘éteindre. » 18 janvier 2007 au Panthéon.
(5) Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’oubli, Seuil, 2000, p. 650.

 

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