Journées de l’Éducation nouvelle (15 & 16 nov. 2008 à Dieulefit)

Intervention de B. Delpal (laboratoire LARHRA, CNRS et association PMH)

La place de Beauvallon dans l’histoire de Dieulefit et la place de l’Éducation nouvelle

Dieulefit. 15 nov. 2008

 

Sommaire :

-Beauvallon, une école dans un mouvement universel : celui de l’éducation nouvelle.

-Beauvallon, une histoire singulière : lieu d’accueil, de refuge, de résistance.

-Réflexions sur l’importance de la résistance civile, les solidarités et la place des femmes

 

Suggestions bibliographiques

 

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Le voyageur qui ne connaît pas Dieulefit et qui consulte le Guide du routard dans son édition 2008 va découvrir un texte de présentation générale, un chapeau, qui est presque entièrement consacré (à 90 %) à Beauvallon, Marguerite Soubeyran et au refuge qui a sauvé un grand nombre d’enfants et d’adultes aux heures sombres de la Guerre et de l’Occupation. Le Guide confirme ainsi une notoriété qui a été récemment réactivée par la publication de l’essai littéraire de Anne Vallaeys, Dieulefit ou le miracle du silence.

 

Ainsi se trouve validée, notamment par les articles de la grande presse, une notoriété qui passe par Beauvallon et son école, et qui place Beauvallon au centre de l’histoire dieulefitoise.

Cette situation stimule l’historien. À partir du temps présent, il cherche à comprendre pourquoi et comment une école a pu acquérir cette place dans l’histoire, et notamment dans l’histoire de l’éducation. Tel sera le premier point abordé : la naissance et le développement de Beauvallon comme école, en partant de ses origines (1929) et son appartenance à un mouvement à la fois antérieur et présent plusieurs continents.

 

Singulier et stimulant paradoxe, l’école est à la fois un élément d’un vaste réseau et à ce titre lieu de l’application d’un programme très précis, et en même temps lieu d’une histoire singulière, unique, celui de l’accueil offert à des réfugiés, à des enfants et des adultes, dont le nombre ne cesse de croître au fur et à mesure que l’Europe sombre dans la violence, la « brutalization », (Georges Mossé) la barbarie. Beauvallon, et spécialement entre 1938 (la nuit de cristal) et 1945 (la fin de la guerre), sans cesser d’être une école, est bien davantage : lieu de paix, de confiance mutuelle, de sauvetage, notamment pour les juifs qui, à Montélimar, à Crest, à Valréas, à Nyons sont pourchassés, arrêtés et déportés et qui trouvent ici un asile heureux. Preuve connue de ce destin singulier, sur les 7 justes honorés à Dieulefit, on trouve les 3 fondatrices-directrices de Beauvallon, et deux personnalités qui sont passées par Beauvallon, les Arcens (fondateurs de l’École de la Roseraie en 1939).

 

Nous sommes en présence de faits et de situation assez exceptionnels pour avoir provoqué, dès l’Occupation, des témoignages, des souvenirs, des récits qui ont contribué à construire une « belle histoire » (façon Oncle Paul), histoire héroïque, exemplaire, qui a envahi, et même occupé tout le terrain dieulefitois. L’autobiographie de Marguerite Soubeyran a fortement contribué à cette mythification, à caractère involontairement hagiographique. Les mémoires se sont construites et recomposées à partir de ces fondements spontanés.

 

Nous avons voulu reprendre à frais nouveaux cette période de la fondation de Beauvallon, cette première période, depuis l’ouverture de l’école à la rentrée 1929, jusqu’à sa fermeture provisoire, fin décembre 1945, une chronologie marquée évidemment pas l’histoire générale, le contexte français et les contraintes locales.

 

L’entreprise est risquée : la documentation indispensable à l’enquête historique est presque exclusivement d’origine privée (institution et personnes privées)-. Elle a été constituée dès les origines dans le but de valoriser l’institution. Les mémoires autobiographiques de M. Soubeyran ont fortement contribué à figer un récit exemplaire, moins pour glorifier une personne que pour assurer la pérennité de son œuvre. Du reste, pour l‘historien, cette hypertrophie des fondateurs et fondatrices est tellement habituelle qu’au lieu de s’en étonner, il s’en sert, en prenant la distance critique nécessaire.

 

Entreprise risquée, mais entreprise souhaitable. En effet, sur le plan de l’histoire locale, il est très certainement indispensable, un peu plus d’un demi-siècle après les événements, de réviser les liens subtils qui unissent Beauvallon à Dieulefit. Certes, « ceux de Dieulefit » ne sont pas « ceux de Beauvallon », et beaucoup de témoignages des années 30-45 soulignent l’existence d’une sorte de frontière entre la petite cité et la communauté de Beauvallon. Mais toute frontière est en même temps lieu de contact et d’échanges, et les mêmes témoins attestent la très forte complémentarité qui s’est établie entre les deux sociétés.

 

1. Une école de l’éducation nouvelle

 

Revenons un peu sur ce premier thème. Si Dieulefit figure, en 1932, dans le réseau international de l’éducation nouvelle c’est d’abord le résultat d’une volonté et d’un projet, ceux de Marguerite Soubeyran et de Catherine Krafft. L’une et l’autre se trouvent à Genève, où elles se rencontrent en 1928. La Dieulefoise parce qu’elle est élève de l’Institut Jean-Jacques Rousseau, un des hauts lieux du mouvement de l’éducation nouvelle, et la genevoise parce qu’elle s’occupe de la Maison des étudiants et de leur logement. Ensemble, en 1929, elles ont résolu de créer une école qui met en œuvre le fameux programme de l’éducation nouvelle, véritable charte du mouvement, rédigée par Adolphe Claparède. Nous reviendrons dans quelques instants en deuxième partie, sur ce creuset genevois. Ensemble elles accueillent les premiers enfants dans ce qui est à la fois un internat, un foyer et un lieu d’éducation. Débuts modestes à la pension Dourson, mais assez convaincants pour que les deux fondatrices se lancent en 1930 dans un vaste programme de construction d’où sortent la grande maison (1931) puis la « petite » (1935). Dans ses souvenirs (recueillis en 1974) M. Soubeyran insiste avec beaucoup de conviction sur la volonté formelle des fondatrices de ne jamais s’éloigner de cette pédagogie nouvelle, qui place l’enfant au centre de toutes les préoccupations et d’en mettre en œuvre toutes les hardiesses, y compris la mixité (ou co-éducation des sexes). Les deux fondatrices ont été reconnues par le mouvement genevois et ses pères fondateurs : Édouard Claparède, venu visiter Beauvallon en 1937 ou 1938 ( ?), Adolphe Ferrière venu en 1950. L’un et l’autre déclarent reconnaître, dans l’œuvre drômoise, une réalisation fidèle à leurs principes et leurs voeux.

 

Martine Ruchat va développer ce point à partir des liens qui se sont tissés entre le maître (Claparède) et la disciple, Marguerite Soubeyran.

 

2. Lieu d’accueil, de refuge et de résistance.

 

Les écoles nouvelles, en Europe, sont confrontées, à partir des années 33-34, à la montée des totalitarismes, à la remise en cause des démocraties, au développement de l’intolérance. La sécurité collective laborieusement construite après le Traité de Versailles est ébranlée, les conflits se multiplient, tantôt guerres entre nations (comme l’Italie contre l’Éthiopie), tantôt guerres civiles (Espagne). En 1938, presque toute l’Europe bascule dans l’insécurité. Les personnes déplacées ou menacées, les juifs en particulier, cherchent des lieux d’asile. L’école de Beauvallon est un de ces lieux. Depuis la guerre civile espagnole, un nombre croissant de réfugiés prennent le chemin de Beauvallon, comme ces deux fillettes de la famille Eberhart-Schlomon de Berlin,deux soeurs que leurs parents envoient au lendemain de la Nuit de cristal, à Beauvallon ! (les deux sœurs ont 9 ans et 16 ans; à leur arrivée, l’une est scolarisée, l’autre employée à la pension). La déclaration de guerre et les offensives allemandes provoquent des afflux supplémentaires de réfugiés, étrangers et français, du nord vers le sud. Les lois raciales de Vichy (oct. 1940 et juin 1941) augmentent encore le nombre des personnes menacées, adultes et enfants. C’est ainsi qu’individuellement ou par petits groupes, des enfants, des familles viennent se fixer dans le Pays de Dieulefit, et, pour certains, entrent dans la communauté beauvallonnaise. En juillet 1941, un petit groupe d’enfants, parmi lesquels Werner Matzdorff, Helmut Meyer et Henry Schwarz arrive à pied et se fond dans la communauté. Nombreux sont ceux qui ont suivi un itinéraire bien connu maintenant : de l’Allemagne nazie vers la France, au château de la Guette (accueillis par Germaine et Édouard de Rotschild), de là à la Bourboule, et enfin, Dieulefit. Le 11 nov. dernier a paru dans le Figaro le récit de Hanna Klopstock qui vient renforcer l’hypothèse d’un itinéraire géré par un réseau de solidarité, dans lequel on trouve, l’OSE, les organisations Garel et Glasberg, la Cimade (en abrégé : Allemagne, La Guette, la Bourboule, Dieulefit).

À considérer les récits et le témoignages de ceux qui ont traversé ces années noires et périlleuses à Dieulefit, on voit fonctionner, entre Beauvallon et l’extérieur, trois types de réseaux de solidarité et de refuge :

-le réseau de l’éducation nouvelle (via la « République des enfants » de la Guette – les « guettois », réseau réactivé par des familles qui y avaient eu recours avant la guerre ou bien qui connaissaient cette  école par les organisations ou la presse du mouvement en Europe ;

-le réseau médical : avant la guerre, plusieurs pneumologues avaient envoyé des patients, adultes et enfants à Dieulefit, pour recevoir des soins et suivre une cure ; naturellement, les enfants suivent leur scolarité à Beauvallon. On savait, dans le milieu médical de Paris, de Lyon, de Marseille que ce site pouvait accueillir des enfants dont la santé nécessitait un traitement par le « bon air », en suivant des cures, et qui avaient besoin d’une pédagogie adaptée, dans la mesure où les problèmes de santé (une primo-infection) pouvaient très bien se combiner avec l’échec scolaire en milieu traditionnel (collège ou lycée) ; on rappellera ici le rôle déterminant joué par les docteurs Luigi puis Marc Préault entre 1930 et 1945 ;

-troisième réseau, le réseau politique, assez mal connu, mais qui fonctionne entre l’extérieur et Beauvallon (par exemple, refuge des Bauer, pseudo de R. Nuding et E. Rumpf, communistes allemands critiques auxquels Aragon et E. Triolet marquent une hostilité frontale), multiforme, allant de la droite maréchaliste (P. H. Roché) au personnalisme chrétien (Mounier) et au communisme.

 

Entre ces réseaux, la culture et les personnalités protestantes jouent un rôle stimulant, “éveilleur” (selon la belle expression du pasteur Debû-Bridel), et résistant, au quadruple sens théologique, culturel, politique et humanitaire.

 

Le P.C.F. joue également un rôle majeur, aux portes de Beauvallon, dans l’organisation  des réfractaires au  STO, des maquis, des combats et des réquisitions, puis dans l’engagement dans les FFI. Le P.C.F. assure un flux et un échange vivants entre le milieu scolaire de Beauvallon et l’engagement dans la Résistance, comme le montre l’itinéraire des Meyer (P .P.), Matzdorff, des deux jumeaux Springer (voir les panneaux dédiés aux Springer et à P. P. dans l’exposition).

 

Entre la vie scolaire et la résistance, les ponts sont nombreux, et cela commence avec l’imprimerie à la linogravure et se continue avec l’accueil des résistants, par exemple au moment des repas et des goûters. Pour accueillir les enfants ou les combattants des FFI comme l’écrit Marguerite Soubeyran. « une école, c’était commode ».

 

Mais évidemment, pas n’importe quelle école. Formée sur les bases de l’éducation nouvelle, animées par des principes issus du calvinisme genevois ou dauphinois, combinés au non-conformisme de la gauche communiste, elle ne pouvait s’accommoder de la Révolution nationale de Vichy ou de l’Europe de Hitler. Les enfants et les adultes de Beauvallon, au moment de quitter l’école, entre la Libération et la fin déc. 1945, ressentent à la fois étonnement et émotion. Étonnement de découvrir à quel point leur école les a préservés de périls, souvent mortels, qui se sont abattus sur de nombreuses cités voisines. Émerveillement d’avoir vécu une expérience extraordinaire puisque ces années de fièvre (M. B.) ont profondément marqué les membres présents : ils se sont imprégnés d’une éthique (personnalisme, dignité de la personne, respect des intimités), de valeurs (solidarités) d’exigences (responsabilité, souci du bien commun) de pratiques qui les ont épanouis, révélés à eux-mêmes, qui leur ont inculqué le goût de l’autonomie et le désir profond de gouverner leur vie, et non pas de la subir. C’est tout ce que l’on trouve dans les pages d’un document exceptionnel, rédigé à chaud, par les adultes et les enfants, côte à côte, les réfugiés et les « habitués » : le Livre d’or. On sent, en le travaillant, que devenir « beauvallonnais » c’est se forger un caractère pour la vie : cf. David Meiz (Meyer, surnommé “P.P.” par ses camarades à Beauvallon), en avril dernier, au téléphone : « Je suis un beauvallonnais d’Israël. »

 

 

Pour conclure cette présentation, on insistera sur une sorte de double appartenance de l’histoire de Beauvallon :

-au Pays d’une part : pas d’histoire possible du Pays de Dieulefit en ignorant Beauvallon, sachant que la réciproque est également vraie ;

-à l’histoire générale, d’autre part, avec une double entrée : d’un côté, dans le domaine de l’éducation nouvelle, un secteur qui relève de la spécialité de Martine Ruchat et de Joseph Coquoz (histoire de l’éducation); de l’autre dans le vaste domaine, encore largement inexploré de la « résistance civile «  ou des « Still Helden » (Héros silencieux), ou de « l’altra resistenza » (les Italiens). Dans plusieurs pays d’Europe, les chercheurs s‘intéressent de près, de plus en plus près, aux sociétés civiles, aux populations -aux femme- qui, sans armes, ont lutté contre le totalitarisme, le racisme, l’antisémitisme, dans l’anonymat et la discrétion, mais au final avec de très grands succès. Il faut ici rappeler que, pour les 20 départements du sud-est, les nazis, Vichy et la milice s’étaient fixé comme objectif d’arrêter et de déporter 75.000 juifs. Nous déplorons la perte de 2550 personnes juives, un chiffre heureusement très inférieur aux objectifs des bourreaux. Bien sûr, Beauvallon est seulement un maillon de la chaîne de solidarité qui s’est mise en place. Mais un maillon sans faiblesse, sans victime. À ce point, l’on peut estimer que Beauvallon aura une place de plus en plus reconnue dans le vaste chantier historique qui s’est ouvert depuis peu, celui qui permet de mieux connaître « le bien ordinaire » (J. Sémelin) opposable à la « barbarie ordinaire » décrite par H. Harendt dans l’Europe du XXe siècle.

 

________________________________________________   B. Delpal

 

 

Bibliographie :

 

 

Sandrine SUCHON, Résistance et liberté Dieulefit 1940-1944, éd. A Die, 1994 (publication d’un mémoire présenté en 1990 à l’I.E.P. de Grenoble) L’auteure a recueilli de nombreux et précieux témoignages, dont plusieurs proviennent d’une émission produite à France-Culture en 1988 (deux heures, les 11 et 18 sept. 1988, dans la série : “La mémoire, 45 ans après”) par Michel SCHILOVITZ, réfugié à Dieulefit pendant la guerre, élève du collège de la Roseraie.

 

Robert SERRE, De la Drôme aux camps de la mort, Ed. Peuple libre/Notre temps, 2006.

 

Christophe LE DRÉAU,« L’Europe des non-conformistes des années 30 : les idées européistes de New Britain et New Europe», dans Olivier Dard et Etienne Deschamps (sous la dir.), Les nouvelles relèves en Europe, Bruxelles, Peter Lang, 2005, p. 311-330.

J.-L. LOUBET DEL BAYLE, Les non-conformistes des années 30, Seuil (coll. Points H) rééd. 2002.

Filmographie : on recommande l’excellent film de Andrea Morgenthaler, Les enfants de la Guette, film de 90 mn, produit par la TV allemande et française en 2002. Plusieurs enfants réfugiés à Dieulefit témoignent (consultable au Mémorial de la Shoah, Paris)

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Introduction, par B. Delpal

 

Jalons pour l’histoire de l’éducation nouvelle

au tournant du siècle et au début du XXe siècle.

 

 

 

Dans cette deuxième partie de l’intervention, ce n’est pas une étude exhaustive des origines et des premiers développements de ce vaste mouvement international que l’on appelle « l’Éducation nouvelle ». IL faudrait un temps très long, incompatible avec les contraintes de notre horaire : il faudrait aussi une compétence que ne possède pas l’orateur … il se reposera sur celle de M. Ruchat et de J. Coquoz qui, eux, sont spécialistes de ce domaine encore mal connu, sauf peut –être des historiens de l’éducation.

Les ambitions de cette brève introduction aux interventions de nos amis suisses se bornent à porposer quelques jalons ou points de repère, entre les premiers bouillonnements de l’éducation nouvelle, à la fin du XIXe siècle et le moment où Marguerite Soubeyran accomplit sa scolarité à l‘Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève, où elle rencontre Hélène Antipoff, une enseignante et une amie qui joue un rôle de premier plan dans la vie et l’œuvre de Marguerite Soubeyran.

 

1. Les premiers bouillonnements

 

Les bons auteurs (citer ici D. Hameline, Laurent Gutierrez) les situent à la fin du XIXe siècle. Ils signalent que les termes d’éducation nouvelle et d’école nouvelle sont déjà utilisées au milieu du XIXe siècle. En France, apparaît en 1877 une « Revue de l’éducation intégrale : scientifique, industrielle artistique et de la réformé pédagogique ». L’idée qu’il fallait réformer et rajeunir l’école apparaît donc à peu près en même temps que l’école Jules Ferry. Ces pionniers veulent introduire la science dans la pédagogie, à la fois comme matière et comme méthode. En ce sens, ils pensent que les maîtres doivent être formés aux sciences de l’éducation. Dans plusieurs pays européens apparaissent au tournant des années 1880 des groupes qui ont en commun de vouloir  rénover ou réformer l’école en s’appuyant sur le mouvement scientiste du dernier quart du XIXe siècle, lui-même porté par le développement de la science expérimentale, de la mathématique et des sciences humaines (physiologie, psychologie, psychiatrie, pédagogie). Ces premiers pas sont d’autant  plus remarquables qu’ils interviennent dans le contexte européen de la généralisation de l’enseignement primaire et de l’obligation scolaire. Les nations européennes, récentes ou expérimentées, demandent à l’État d’assumer une mission d’instruction publique, perçue comme élément central du progrès et de la formation de la conscience nationale.

 

C’est à Genève qu’apparaît en 1899 une initiative notable : en 1899, Adolphe Ferrière, fils du grand médecin (CICR), crée le Bureau International des Écoles Nouvelles (ou BIEN), dont l’ambition est de coordonner les initiatives qui apparaissent comme autant de germes d’un véritable mouvement autonome par rapport à l’instruction « traditionnelle ». En 1912, dans le prolongement, Édouard Claparède (1873-1940), pédagogue, crée l’Institut Jean-Jacques Rousseau à Genève. Il en confie la direction à Pierre Bovet, philosophe, pédagogue, psychologue (1878-1965). Ce nouvel Institut se présente comme l’un des creusets du mouvement, et comme lieu de formation des maîtres qui déclarent se rattacher à l’éducation nouvelle et vouloir en être des promoteurs.

 

La Première Guerre mondiale interrompt le processus qui s’esquissait. Mais le retour à la paix lui redonne de la vigueur et permet à ses promoteurs genevois de se faire connaître et reconnaître.

 

2. L’entre-deux-guerres : essor et diffusion

 

La mise en œuvre du traité de Versailles va donner à Genève une formidable opportunité pour jouer un rôle international. La petite cité « provinciale » des bords du Léman possédait avant la Grande Guerre un certain nombre d’organisations et d’institutions à caractère international. La plus connue d’entre elles est la Croix-Rouge internationale (dont le prestige sort renforcé de la violence même des combats et de la dureté des relations entre les belligérants – que l’on songe au rôle humanitaire qu’elle assume auprès des millions de prisonniers et de leurs familles). À partir de 1919, deux grandes institutions s’installent à Genève : l’OIT (et le BIT), la SDN, savoir l’Assemblée générale, le Bureau permanent, le secrétariat et de très nombreux bureaux et offices spécialisés, comme l’Office de coopération intellectuelle.

Ainsi se développe « l’esprit de Genève », (Robert de Traz), fait d’humanisme, de pacifisme, de moralisme. Il ambitionne de fortifier la paix, de prévenir tout conflit, notamment en développant la coopération entre les peuples. De façon symétrique, il répudie la compétition, l’esprit revanchard, le militarisme. Il se fortifie en s’appuyant sur la neutralité suisse et le rôle dévolu à Berne, l’autre capitale de la paix (la première étant La Haye). Il est porté par la vague pacifiste qui se répand en Europe, le continent meurtri, blessé dans son âme et son orgueilleux universalisme.

C’est dans ce contexte que les « éducateurs » -une centaine- fondent à Calais la Ligue internationale pour l’Éducation nouvelle. Peu après, en janvier 1922, la Ligue publie sa revue, intitulée : Pour l’Ère Nouvelle, dont l’essor est remarquable et dont l’audience est renforcée par la mise en place de bureaux nationaux qui assurent la diffusion en plusieurs langues. La Revue est dirigée par Adolphe Ferrière.

 

 

La Ligue organise également des congrès internationaux réguliers jusqu’à la Deuxième Guerre (plus de 2000 participants), dans les pays où de développement le mouvement et où se multiplient les écoles qui s’en réclament (Suisse, France, Italie, Pays scandinaves, GB, Belgique). Les grands noms de la pédagogie nouvelle commencent à être connus : Ovide Decroly –le Belge- Maria Montessori, Célestin Freinet…). Le travail de la ligue est soutenu par des Groupes autonomes, comme le GFEN, né en 1922, sur la montagne Saine-Geneviève, à deux pas de la rue d’Ulm. (il s’installe en 1929 au Musée pédagogique et en prend le contrôle).

 

En 1925, est mis en place à Genève un Bureau International d’Éducation sur initiative de Ferrière : l’un des premiers il a compris qu’il fallait s’appuyer sur la SDN et l’internationalisme de Genève pour développer l’éducation nouvelle. Il est dirigé par Jean Piaget, psychologue, biologiste, logicien (1896-1980), qui, appuyé sur Henri Wallon puis Paul Langevin, prend le contrôle de Pour l’Ère Nouvelle à partir de 1932.

 

 

La même année, il publie dans Pour l’Ére nouvelle une sorte de charte du Mouvement, les 30 points, sorte de bible, à la quelle se réfèrent de très nombreux bureaux et comités  nationaux, non seulement en Europe mais hors d’Europe.

Cette charte contient les germes d’une véritable révolution de l’école : elle prend le contrepied de l’école « traditionnelle », qui repose sur la conviction qu’il faut « former » les esprits (la Bildung), discipliner les corps, voire même les dresser (Michel Foucault), sur l’idée que l’enfant n’est qu’un futur adulte, un être imparfait, que le monde adulte doit diriger fermement (châtiments, y compris corporels), sans avoir à s’expliquer sur les méthodes employées et les buts poursuivis (« tu comprendras plus tard .. »). Mais attention de ne pas faire d’anachronisme facile et tentant : l’enfance ne bénéficie pas de la reconnaissance et de la prise en considération qui sont postérieures à la Deuxième Guerre (Philippe Ariès, Antoine Prost).

Autres pomme de discorde entre l’éducation nouvelle et la traditionnelle : l’instruction patriotique, rendue responsable du nationalisme exacerbé, de la haine nationale de l’autre, de la violence déchaînée sur les champs de bataille (se rappeler les « bataillons scolaires » de Jules Ferry). Le mouvement porté par les Claparède, Ferrière, Piaget, Langevin, Decroly, Freinet, Wallon s’accorde très bien avec l’esprit de Genève. Il en partage le pacifisme, l’humanisme, l’internationalisme aussi. Hommes et structures se situent résolument dans un projet d’éducation sans frontières. Ce qui explique son succès et sa propagation.

 

 

Diffusion et réseaux

 

Revenons pour finir à la place et au rôle de l’IJJR. S’il n’est pas le seul lieu de formation des futurs maîtres et maîtresses, il s’affirme comme une référence dans l’Europe des années 20-30, et dans une bonne partie du monde. Il fonctionne comme une sorte d’École normale supérieure, avec des cours, un corps professoral d’origine universitaire, renommé, tournée vers les sciences et sciences humaines vers la théologie aussi. Il se fait aussi connaître par ses programmes semestriels (selon un calendrier universitaire) et par ses établissements d’application , comme la Maison des Petits et le Home Chez Nous, où les futurs enseignants peuvent acquérir une formation pratique. L’institut est à l‘origine une institution privée, payante bien sûr. Cependant, en 1929, l’IJJR est rattaché à la Faculté des Lettres de l’université de Genève par la convention.

Précieuse reconnaissance, qui conforte le succès de l’Institut : en 1930, son effectif atteint la centaine d’élèves.

Ils nous sont relativement bien connus par les archives du Fonds général et par le Livre d’or : de toutes provenances sociales et géographiques, d’une grande diversité confessionnelle et philosophique (selon les fiches individuelles), et si les femmes sont fortement préesntes, les hommes ne sont pas absents. Noter qu’ils sont en général jeunes, que les pays nouveaux (Pologne, CS, ou en devenir –comme la Palestine) sont bien représentés, et que les continents lointains (Amérique) ne sont pas absents.

Au moment de partir (la scolarité dure quatre semestres et est sanctionnée par un diplôme), beaucoup se confient au Livre d’or et disant leur bonheur à la fois universitaire et humain : ils ont vécu là un moment qui va marquer leur vie à jamais, aussi bien sur le plan professionnel que sur le plan personnel (la gouvernance de leur vie). Beaucoup vont devenir des ambassadeurs ou des promoteurs du Mouvement, et des propagateurs, comme Marguerite Soubeyran !

Quand on regarde les photos « de classe » prises à l’Institut dans ces années 1927-1930, quand on lit les dossiers des élèves, on a vraiment la sensation d’avoir à faire à une génération, celle qui n’a pas participé directement aux combats de la Grande Guerre, mais qui a grandi dans les récits et les souffrances de la génération précédente. Parmi eux on sent l’influence du non-conformisme des années trente, ce non –conformisme qui touche à peu-près tous les secteurs de la vie sociale, la littérature (ex le lettrisme, le surréalisme), les arts plastiques (Duchamp) la musique, la danse, la philosophie. On mentionnera ici l’importance, au sein de cette génération, du personnalisme, et notamment du personnalisme chrétien (pas le seul) qui s’exprime notamment dans la Revue Esprit, fondée en 1932 par Emmanuel Mounier : chercher de nouvelles voies, aussi bien dans la vie politique du pays, que dans les relations internationales, dans le système des valeurs (jeté par terre par la guerre), en se situant par rapport aux idéologies nouvelles qui se présentent comme révolutionnaires et aptes à construire un monde nouveau, une société nouvelle ! Cette vague, qui va submerger l’Europe à partir du tournant de 1933, est portée à la fois par la crise de confiance qui frappe les démocraties et par les ravages d el crise mondiale née aux Etats-Unis en Octobre 1929.

 

Les  non-conformistes (costume, garçonne nouvelles moeurs) se trouvent à l’aise dans le mouvement de l’éducation nouvelle. Et M. Soubeyran peut se ranger dans cette génération, bien qu’elle soit une aînée par rapport à ces condisciples de 1927-1928. (née en 1894, décédée en 1980) : elle a terminé ses études d’infirmière avant la Grande Guerre. Elle a plus de trente ans quand elle commence ses études à l’IJJR, mais une formidable énergie pour se former, expérimenter, fonder . Ces dispositions personnelles sont fortifiées par son passage à l’IJJR et les multiples relations qu’elle établit à ce moment.

 

 

Le site de Laurent Gutierrez :

http://hmenf.free.fr/

 

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Journées de l’Éducation nouvelle (15 & 16 nov. 2008 à Dieulefit)

Intervention de Martine RUCHAT

Marguerite Soubeyran et Hélène Antipoff: élèves d’Edouard Claparède et de l’Institut J.J. Rousseau 1912-1929
par Martine Ruchat, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation
Fondation Archives Institut J.J. Rousseau, Université de Genève

Parler des liens entretenus par Marguerite Soubeyran, avec l’IJJR, et en particulier avec son fondateur Edouard Claparède, et avec Hélène Antipoff qui y passe son diplôme en 1926, me paraît intéressant à plus d’un titre. Non seulement pour comprendre une éventuelle influence exercée sur Marguerite Soubeyran, par ces modèles institutionnels et individuels, mais aussi pour montrer une sociabilité d’un temps.
Montrer aussi un certain « esprit », auquel Claparède tenait particulièrement et qui a essaimé dans l’Europe, et même jusqu’à Dieulefit ! où Soubeyran s’est installée en 1929, et au-delà des mers, jusqu’à Bello Horizonte où émigre cette même année Hélène Antipoff : l’esprit de l’IJJR. Cet « esprit » a peut-être à voir aussi avec l’ « esprit de Genève » décrit par Robert de Traz dans son ouvrage édité aussi en 1929.

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Membres de l’Institut JJR en 1928
De gauche à droite : Hélène Antipoff, Édouard Claparède et Marguerite Soubeyran.
(Fonds général, IJJR)

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Edouard Claparède avec ses élèves

La Fondation Archives Institut J.J. Rousseau à Genève a très peu d’archives concernant Marguerite Soubeyran. Elle est inscrite dans le livre d’or de l’Institut du semestre d’été 1927 au semestre d’hiver 1928-1929. On sait qu’elle est infirmière. Lorsqu’elle arrive en 1927 à l’Institit, elle a 33 ans, Antipoff, 34 ans et Claparède en a 54. Je me suis donc appuyée essentiellement sur la correspondance entretenue par le Maître avec son élève Hélène Antipoff, devenue en 1927 son assistante et sa grande amie (environ 150 lettres réparties dans trois lieux d’archives différents) et une petite dizaine de lettres entre Soubeyran et Antipoff (déposées à l’Université fédérale du Minas Gerais).  
Dans leur correspondance, Marguerite Soubeyran, appellée Soubey ou Soubé, est citée 23 fois (elle vient après les enfants Claparède, Jean-Louis, Eliane et sa femme Hélène Claparède-Spir à chaque fois évoqués dans les salutations). C’est donc une histoire construite sur les archives que forment les correspondances épistolaires que je vous livre, et évidemment une histoire par les acteurs et actrices. Mais il faut considérer aussi le media – la lettre -comme un moyen puissant de circulation des affections et des idées – parfois les unes ne vont pas sans les autres – et comme aussi une histoire des pratiques.

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Ecole nouvelle de plein air

Soubey fait partie de leur référence et affection ; Antipoff dit avoir rencontre une institutrice d’école maternelle, qui a des cheveux courts noirs comme Soubey et Claparède un monsieur sur le bateau qui ressemblait à Soubey, et parle absolument comme elle. Mais l’enjeu de son évocation dans leurs lettres porte sur deux sujets : l’argent qu’Antipoff envoie à Soubeyran pour faire tourner son école (1’000 Frs suisse par mois pendant une année). Claparède semble en être contrarié puisqu’il dit l’avoir laissé partir pour ce faire un capital. Il lui écrit le 9 avril 1930 : « Vous me retournez le poignard dans la plaie en me disant que vous donnez mille fr. or par mois à Soubey … Moi qui n’osais pas vous retenir ici pensant que vous désiriez constituer un petit capital pour vous … & c’est pour les beaux yeux de Soubey que je vous ai, sans le vouloir, laissé partir ! »

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Hélène Antipoff avec son fils

L’autre sujet d’échange à propos de Soubey est le barème du test du chef de gare, test psychotechnique d’aptitude inventé par Claparède (à la demande de l’administration des Chemins de fer fédéraux) pour sélectionner les candidats chefs de gare. Ce test permet d’évaluer l’attention, la rapidité de réaction et le rendement. L’article publié en 1932 par CLAPAREDE, SOUBEYRAN, CAMPOS et CASTRO demande à réajuster les barèmes pour comparer les résultats que Soubeyran a obtenu à Genève avec ceux d’Antipoff au Brésil. La psychologie comparé n’est pas une mince affaire.
Mais ce n’est certainement pas le seul article qui justifie cette amitié jusqu’à la mort de Claparède en 1940. Des recherches plus poussées dans les archives de Marguerite Soubeyran pourraient peut-être nous éclairer sur ces liens. L’éloignement peut aussi jouer, on le sait aujourd’hui, grâce à la psychanalyse notamment, sur le désir avivé ainsi par le manque, l’absence sur lesquels les épistoliers se plaignent tour à tour. Et leurs retrouvailles ponctuelles semblent aussi alimenter cette amitié. Antipoff passera à Beauvallon entre décembre 1932 et mars 1933, et entre avril et octobre 1937, alors qu’elle est sur le « Vieux Continent », et Claparède y passe aussi  en juin 1934, et probablement en 1929.

Une première réponse à ce lien entre nos trois protagonistes est à rechercher dans un certain « esprit » dont les deux femmes se sont imprégnées en se formant à l’IJJR et qui ont fait le lit de leur amitié avec le Maître.

Dans le film qui lui a été consacré, Marguerite Soubeyran affirme : « Je me rends compte encore maintenant que j’ai été conditionnée par cette vie à l’Institut et que notre école de Beauvallon est vraiment fille de l’Institut » . Et qu’elle est réalisée d’après ses principes .
Il s’agit donc en amont de vous donner quelques éléments de ce qu’est l’IJJR.

L’Institut Jean-Jacques Rousseau : l’esprit d’un pionnier
Créé en 1912, L’IJJR doit, selon son fondateur, répondre aux besoins de formation des instituteurs qui doivent devenir, selon lui, à la fois éducateur et psychologue. Dans son texte fondateur, « Un institut des sciences de l’éducation et les besoins auxquels il répond », il reprend bien des remarques glanées ça et là dans des journaux de professionnels pour s’en assurer. D’ailleurs de tels instituts de formation existent déjà à Leipzig et à Munich comme d’ailleurs sont venus d’Allemagne les premiers modèles de laboratoire de psychologie dont s’inspirera à Genève le professeur de psychologie Théodore Flournoy et son assistant, et cousin, Edouard Claparède pour en ouvrir un en 1892 .

L’idée de Claparède écrite dans un pamphlet au sortir du lycée cette même année 1892 : « Les élèves ne doivent pas être faits pour les leçons, mais les leçons pour les élèves » a cheminé dans son esprit passant par la célèbre formule de 1901: « On n’a pas pour l’esprit de nos enfants les égards qu’on a même pour leurs pieds ! On leur fait des souliers sur mesure ; à quand une école sur mesure ? », et à l’affirmation de son article de 1912 : « L’école pour l’enfant et non l’enfant pour l’école ».
Ce retournement épistémologique, il le doit à J.J Rousseau, qu’il désigne comme le Copernic de l’éducation. C’est chez lui qu’il puise l’idée non seulement de l’observation de l’élève, mais aussi l’idée du développement génétique de l’enfant grâce à une approche expérimentale et une conception biologique de l’éducation que Claparède nommera l’« éducation fonctionnelle ». Celle-ci devra être le « fond » de l’école active écrira-t-il encore en 1935.

Mais quels sont les principes dont Marguerite Soubeyran, comme Hélène Antipoff, se nourriront ?
La question posée depuis Rousseau est celle de l’utilité de l’enfance et de la signification biologique ou fonctionnelle de celle-ci. En 1762, Rousseau affirme: « On se plaint de l’état de l’enfance : on ne voit pas que la race eut péri si l’homme n’eût commencé à être enfant  ». Claparède répondra avec les outils qu’offrent les sciences à cette intuition qu’il qualifie de géniale : «  Si la race eût péri sans l’état de l’enfance, c’est que l’enfance est utile ».

L’enfance étant utile ; il faut suivre son développement et surtout adapter, en bon darwiniste, voire eugéniste qu’est alors Claparède, les conditions pour que l’individu puisse se développer favorablement. Car c’est bien l’environnement qui est important, et on peut s’étonner d’ailleurs qu’en 1912, le déjà célèbre psychologue, se soit laissé entraîné quelque peu par les sirènes des partisans de la dégénérescence de la race par l’hérédité jusqu’à réclamer la stérilisation des malades mentaux. Mais contrairement au canton de Vaud, Genève ne prendra aucune option sur cette question.
Claparède va donc développer des lois sur les conditions nécessaires à l’éducation, à savoir, des conditions adaptées à l’enfant en fonction de ses besoins, celles qui conditionnent les apprentissages à commencer par le jeu et par le plaisir. Le maître se définira comme un empiriste, utilitariste, biologiste et fonctionnaliste.

C’est dans son école d’application la Maison des Petits qu’il donnera, tout en l’expérimentant, comme dans un laboratoire-école, la liberté d’activité, de découverte et de jeux aux élèves, puisqu’il s’agit comme l’écrivent les institutrices de la Maison des Petits Louise Lafendels et Mina Audemars de : « Laisser  jouer à l’enfant le rôle que la nature  lui a décerné avec tant de clairvoyance ».  Cela ressemble bien à du Rousseau.

Qui dit expérimentation dit mesure (pensons au barème problématique du test du chef de gare évoqué plus haut), mais avec Claparède l’esprit scientifique ne va pas sans d’autres vérités, à commencer par celle de la nature, dont il donnera le goût à ses élèves.

La nature c’est comme se souviennent ses deux élèves : les courses de montagne et les bains dans le lac. Antipoff lui rappelle dans une  lettre que « Fidèle à vos principes, j’ai organisé à côté des cours — des courses. « Les amis de la nature » – tel est le nom de la petite organisation – s’en vont tous les dimanches ins Grün . Soubeyran évoque dans un interview « Nous avions acheté un champ en pleine campagne, parce que, naturellement, c’était une idée de Jean-Jacques Rousseau, une idée de l’institut, qu’il fallait absolument élever l’enfant à la campagne, au milieu de la nature pour qu’il puisse communier avec les fleurs, avec les arbres, avec la campagne, qu’il ne soit pas soumis à l’empreinte de la ville avec tous ses soucis, toute cette fébrilité, toute cette nervosité ».  Pour elle, la piscine à proximité de l’école de Beauvallon est un souvenir  du lac de Genève et des bains avec l’IJJR !

N’oublions pas que les écoles nouvelles sont d’abord à la campagne comme l’Odenwaldschule de Paulus Geheeb et qu’on y donne par exemple les leçons de botanique en 1931 en plein-air. Adolphe Ferrière le chantre de l’école active comme le désigne Daniel Hameline est un adepte de l’héliothérapie voire du naturisme, entraînant sur les sommets des préalpes vaudoises les petits élèves du Home chez Nous ou de sa petite école de Bex, dans une liberté qui n’a ren à voir à la même époque avec la discipline de certaines écoles de plein-air et sanatoriums.

Après la nature, le jeu est une valeur essentielle du psychologue fonctionaliste. Influencé par le philosophe allemand Karl Groos (1861-1946), professeur à Bâle qui a développé dès 1896 plusieurs ouvrage sur le jeu, et notamment Spiele der Tiere, Claparède pense que le travail collectif des maîtres et des élèves, dans le plaisir et le jeu, conditionnent le désir d’apprendre.

Un professeur de l’Institut, le philosophe et psychologue Charles Baudouin évoque dans son carnet de route comment Claparède aimait à gaminer avec ses étudiants et affectionnait particulièrement les charades et autres jeux de société. Lors d’une fête de l’Escalade, célébration de la victoire des Genevois sur les Savoyards en 1602 qui donne lieu à des déguisement, Claparède a eu, relate-t-il beaucoup de succès en gorille. « Il apportait à son rôle un entrain endiablé ; ce n’était certes plus du tout l’homme ennuyé que j’avais vu à l’autre soirée. On assure qu’il est dans on élément lorsqu’il peut ainsi gaminer avec les étudiants, et il ne manque aucune occasion de le faire ».

Lors d’une de ses soirées familières de l’Institut dans lesquelles se réunissent maîtres et élèves dans la maison même de Claparède à Champel, un jeu est proposé que Baudouin consigne dans son journal.
« Ce jeu-là consistait à trouver la règle du jeu. On est assis en un grand cercle, et chacun passe à ses voisins une paire de ciseaux, tantôt ouverts, tantôt fermés, en disant, par exemple : “Je prends ouvert, je donne fermé.” Mais quand faut-il ouvrir, quand faut-il fermer ? C’est ce qu’on ignore, et qu’il faut découvrir. Un des joueurs, qui sait la règle, marque chaque fois le point en déclarant : “C’est cela! ” ou “Ce n’est pas cela ! ” Le plus déroutant, c’est que les paroles ne coïncident pas toujours avec l’action  ; il arrive qu’on reçoive les ciseaux fermés, qu’on dise : “Je prends ouvert” et que l’arbitre déclare : “C’est cela ! ” Ceux qui devinent la règle sortent du jeu et quand un bon nombre sont sortis, ils font de beaux rires à voir barboter les autres. La finesse de la chose, c’est que les mots “ouvert” et “fermé” s’appliquent non aux ciseaux, mais aux genoux. C’est ce que chacun, ou peu s’en faut, finit par trouver. On était cinquante. Quarante-neuf trouvèrent. Un seul ne trouva pas : ce fut Claparède, l’admirable observateur et l’illustre savant. »

Un esprit sans frontière
Après la science, la nature, le jeu, et le plaisir qui doit toujours les accompagner (pensons à la devise de la Maison des Petits comme au chant de l’IJJR), il faut encore évoquer deux autres éléments (ou principes) de cet esprit : l’internationalisme et le pacifisme. Dans un article paru dans Pour l’ère Nouvelle, j’ai tenté de faire un parallèle entre l’sprit de l’IJJR et cet esprit de Genève tel qu’en parle Robert de Traz dans son ouvrage édité en 1929. L’ « esprit », tel qu’il est pensé par de Traz, est un ensemble de dispositions, d’actions sociales et de façons habituelles d’agir propres aux habitant/e/s de Genève. En premier lieu, l’esprit de la société des Nations, qui n’est pas sans lien avec ce que décrit l’historien Fernando Vidal lorsqu’il présente l’esprit de l’IJJR comme étant fait de libéralisme, de pacifisme et d’internationalisme , puisqu’il s’agit bien après la Première guerre mondiale de préserver la paix et d’organiser internationalement la vie des nations. Les bureaux internationaux vont d’ailleurs jouer ce rôle.

Dans cet « esprit », l’IJJR sera en lien avec la création de plusieurs bureaux internationaux comme le Bureau international de l’éducation nouvelle (BIEN), le Bureau international des écoles plein air (BIEPA) et le Bureau international de l’éducation (BIE) . Ces bureaux vont d’ailleurs être des outils de propagande non négligeable pour l’éducation nouvelle comme le seront les élèves venus se former à l’Institut et qui repartent dans leurs pays respectifs diriger un laboratoire de psychologie ou de psychotechnie, diriger une école nouvelle, une école normale voire une Maison des petits en poursuivant leur carrière dans ce même état d’esprit.

Car un esprit qui vise le progrès, la science, la cause des enfants et l’amélioration de la société ne peut pas avoir de frontière. Antipoff se dit être une habitante de la planète. Elle écrit à Claparède le 27 février 1932 : «  Je me sens citoyenne, à moins que ce ne soit simplement habitante de la planète, la Terre, un point c’est tout !   Dans une lettre du 25 novembre 1936, elle se dit encore être « sans patrie » . Dans le film de 1974, Marguerite Soubeyran pose ses objectifs éducatifs : « faire partie de l’humanité, être le frère de tous les hommes et éviter ainsi que la race, la couleur ou la religion ne soient facteurs de conflits ».

De son côté Claparède, qu’Antipoff présente dans une lettre de novembre 1936 comme un éloquent défenseur de la pauvre et chétive démocratie, ne cache pas son opposition à l’octroi du docteur honoris causa à Mussolini par l’Université de Lausanne en septembre 1937. Dans une lettre du 20 septembre 1937, où il relate les entretiens du Château d’Oron, sorte de Décades de Pontigny en Helvétie, il lui écrit : « Il y avait là un ancien maître de littérature du Collège de Lausanne, Edmond Gilliard, très vif, très passionné, très gauche – & qui a été enchanté de ce que j’ai dit. Il a violemment protesté contre le fait que l’Univ. de Lausanne ait donné le Dr. h.c. à Mussolini. – Cela m’a fait plaisir de me trouver au milieu de gens partageant mes idées – je vous ai souvent dit combien je me trouvais isolé à Genève. »

Mais revenons en 1929.
Alors que Claparède écrit un télégramme à Antipoff le 29 décembre 1928  « serais desole vous perdre espere pourrez venir caire hiver prochain achever enquete amities vœux », c’est aussi pour ces trois amis, la fin d’un rêve : celui de construire ensemble un institut des sciences de l’éducation au Caire. Soubeyran, écrit Antipoff, le 14 avril 1929 : « … accepterait, peut-être, de retarder son école d’une année ou deux et venir aussi en Egypte pour se faire un peu de galette. En travaillant les deux elle et moi au Caire, nous pourrions vous fournir un grand rendement, car nous avons élaboré en commun une bonne méthode de travail. » Antipoff s’imagine aussi quel pourra garder avec elle son fils Daniel, car certainement il y aura au Caire un lycée français lui écrit-elle encore.

En mars 1929, Antipoff est à Beauvallon avec son fils jusqu’à la fin des vacances de Pâques et le 21 avril, elle reçoit un télégramme du Maître :  renoncez bresil. Pourtant, elle s’embarque le 1er août de Villefranche sur le « Jules César », laissant Daniel aux bons soins de Soubey, qui s’engage à s’en occuper « comme une mère », avec un autre élève Fernand, qui vient de l’école nouvelle « Le Home chez Nous » de Lausanne. Marguerite lui écrit le 29 septembre 1929 : « Soyez tranquille votre Daniel est mon Daniel – et je ne sais pas si j’arriverai à quelque chose mais en tout cas il sera entouré d’affection et de compréhension maternelle – ça vous pouvez en être sûre. »

Le 10 novembre 1929, Claparède écrit à Antipoff  : « Ma vie, comme vous le voyez, se passe à ces inepties (il parle des corrections d’épreuve et compte-rendus de livre pour les archives de psychologie). Et j’en assez ! – Si on ne me rappelle pas en Egypte, je file vous rejoindre au Brésil … à condition que vous m’y receviez mieux qu’à Beauvallon ». Que s’est-il donc passé à Beauvallon ? S’y sont-ils retrouvés une fois encore, en 1929, avant son départ ? Il reste dans cette histoire encore des secrets à lever.

Le 4 mars 1930, Claparède écrit à Antipoff : « Plus de nouvelles d’Egypte. Evidemment, les Anglais y ont repris la haute main, & il n’y a plus rien à faire là-bas pour le moment, je le crains » . Pourtant, l’esprit de l’IJJR a traversé la frontière et même l’Océan. Et Marguerite Soubeyran peut écrire à son amie le 25 septembre 1929 : « malgré la distance nos bonnes relations amicales de Genève ne seront pas interrompues » .

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Journées de l’Éducation nouvelle (15 & 16 nov. 2008 à Dieulefit)

Intervention de Joseph COQUOZ

 

 

Education nouvelle : un mouvement pédagogique syncrétique et ambigu

L’historiographie « officielle » de l’Education nouvelle a rattaché la naissance de ce mouvement pédagogique à la fondation, en 1889, de la New School d’Abbotsholme par Cecil Reddie, car c’est sur ce modèle qu’Hermann Lietz a ouvert en Allemagne des Landerziehungsheime à Ilsenburg (1898), Haubinda (1901) et Bieberstein (1904), qu’Edmond Demolins a fondé l’Ecole des Roches (1899) en Normandie et que d’autres écoles ont été créées dans plusieurs pays d’Europe. Ces écoles nouvelles ont les caractéristiques suivantes : elles sont pour la plupart protestantes ; elles se trouvent à la campagne pour bénéficier des bienfaits du grand air et de la nature ; elles sont des écoles privées, souvent réservées aux seuls garçons et destinées à la formation des élites ; elles prônent l’enseignement des langues modernes, des disciplines scientifiques et des pratiques « utiles » au détriment de celui des langues mortes, des lettres classiques et des ornements de l’étiquette sociale.

L’appellation « Education nouvelle » pour désigner ce mouvement marque une intention de rupture avec des pratiques pédagogiques servant de repoussoir et rassemblées sous la dénomination dépréciative de « pédagogie traditionnelle ». Mais les militants de l’Education nouvelle veulent inscrire leurs initiatives dans une tradition de réformateurs, et ils empruntent pour ce faire leurs modèles à la galerie des « grands pédagogues » que les autorités scolaires du XIXe siècle ont érigés tels pour l’édification des instituteurs dans les écoles normales. Pour les besoins de leur légitimation, ils convoquent ainsi les noms de Rousseau et de Pestalozzi comme l’ont fait avant eux ceux qui ont mis en place les systèmes scolaires qu’ils critiquent dans les différents pays européens.

En réalité, bien des innovations dont se targuent ces Ecoles nouvelles appartiennent à l’air du temps. C’est dans les mêmes années que la plupart des pays d’Europe occidentale introduisent les travaux manuels à l’école primaire pour mieux orienter l’enseignement en direction des besoins de l’économie. C’est à ce moment-là également que l’on réforme les programmes scolaires en s’inspirant des théories hygiénistes et qu’on promeut une architecture qui va marquer durablement la représentation occidentale de ce qu’est une école : des bâtiments hauts, présentant de larges ouvertures à la lumière, des couloirs aérés et ces annexes indispensables que sont la cour de récréation ainsi que les espaces et accessoires servant à la culture physique.  

La mission de la plupart des Ecoles nouvelles est de former des hommes aguerris, patriotes et ayant acquis des connaissances utiles pour contribuer au développement du pays et de l’empire colonial. Les modèles projetés sont les figures du savant, de l’entrepreneur ou du colon qui sont prêts à rompre le conformisme et à quitter le confort pour prendre le risque de découvrir de nouvelles théories ou de nouveaux procédés, de fonder une entreprise ou de servir le pays dans les contrées inhospitalières des confins de l’empire. Quelques pédagogues minoritaires toutefois, dont les thèses éducatives sont proches de celles des Ecoles nouvelles, s’inscrivent dans des finalités différentes, parfois subversives. C’est le cas de Paul Robin en France ou de Francisco Ferrer en Espagne qui se réclament des courants anarchistes.

En 1899, Adolphe Ferrière crée à Genève le Bureau international des écoles nouvelles (BIEN), à l’instigation d’Edmond Demolins, pour offrir aux familles aisées des informations fiables sur les établissements qui se réclament de l’innovation pédagogique. Il sillonne l’Europe, visite les écoles nouvelles et correspond avec la plupart des directeurs d’établissement pour alimenter son fichier. Il tisse ainsi un solide réseau de relations. Mais il ressent vite le besoin d’établir des critères pour déterminer si les établissements qui se réclament de la nouveauté en ont les caractéristiques ; il élabore pour cela – les premières esquisses datent de 1909 – ce qu’il appellera les Trente points rassemblant les trente critères permettant d’attribuer des notes aux Ecoles nouvelles.

Après la Première Guerre mondiale, les tenants de l’Education nouvelle s’inscrivent dans la dynamique de la création de la Société des Nations (SDN). Ils voient dans les solutions pédagogiques qu’ils prônent un moyen privilégié de prévenir une nouvelle tragédie de l’ampleur inédite qu’avait connue l’Europe pendant les quatre années du conflit. Ils se donnent alors une double ambition.

La première ambition consiste à former des citoyens doués de libre arbitre et de sens critique qui soient susceptibles de ne plus participer par aveuglement à une boucherie comme celle qui eut cours dans les tranchées. Il s’agit de promouvoir une citoyenneté nouvelle plus cosmopolite et en tout cas ouverte et pacifique. Cette ambition incite les tenants de l’Education nouvelle à investir le système scolaire lui-même en gagnant les instituteurs et les autorités scolaires à leurs thèses et à se doter d’une organisation internationale qui fédère les initiatives des réformateurs. Le mouvement veut quitter son confinement aux seuls établissements privés.

La seconde ambition consiste à faire progresser la pratique éducative en la fondant sur des bases scientifiques. Cette ambition s’est nourrie des travaux de la psychologie, dont la naissance comme discipline scientifique date du début du siècle. Des chercheurs comme Alfred Binet, l’auteur d’un des premiers tests d’intelligence, Jean Piaget ou Henri Wallon sont ainsi associés de près à ce courant. Eux-mêmes, comme leurs disciples, caressent le projet scientiste de parvenir à élaborer une pédagogie utilisant les méthodes de la science, et ils ont la conviction que la psychologie peut améliorer les pratiques de l’enseignement, dans le sens d’un meilleur rendement, comme la chimie a perfectionné les pratiques agricoles.

L’Institut Jean-Jacques Rousseau fondé en 1912 à Genève va jouer un rôle moteur dans cette double ambition. Il est à l’origine de la création du Bureau international de l’éducation (1925) qui a pour but de mener des enquêtes et des recherches sur l’éducation et de rendre accessible aux autorités scolaires toutes les informations susceptibles d’améliorer les pratiques et l’efficacité de l’enseignement. Il abrite également des travaux éminents de psychologie génétique et des expérimentations pédagogiques dans la célèbre Maison des Petits. Et il prend une part active à la constitution en 1921 de la Ligne internationale pour l’éducation nouvelle (LIEN) pour fédérer les forces des réformateurs.

La dimension internationaliste de la LIEN ne manque pas d’ambiguïté au début : l’Allemagne n’y est par exemple pas vraiment la bienvenue car certains fondateurs d’écoles nouvelles comme Hermann Lietz avaient été des partisans enthousiastes de l’empereur Guillaume II. La présence germanophone dans la fondation de la LIEN a d’ailleurs été assurée à l’origine par la Suissesse Elisabeth Rotten.

La LIEN se donne une charte, dont les accents spiritualistes et théosophiques montrent l’influence prépondérante des fondateurs, et elle publie un journal Pour l’ère nouvelle, qui est édité en trois langues. La Ligue prend rapidement de l’ampleur si l’on examine le nombre des participants à ses Congrès : Calais (1921) 100 ; Montreux (1923) 170 ; Heidelberg (1925) 450 ; Locarno (1927) 1100 ; Elseneur (1929) 1800 ; Nice (1932) 1800.

L’unité du mouvement de l’Education nouvelle est cependant fragile car les intérêts des membres y sont parfois concurrents et de multiples lignes de fracture traversent l’organisation. Maria Montessori profite par exemple de certains Congrès de la LIEN pour organiser en parallèle celui de son propre mouvement. L’Education nouvelle réunit par ailleurs plusieurs courants antagonistes : les rationalistes soucieux de fonder les théories éducatives sur des résultats probants sont exaspérés par les accents messianiques et les approximations théoriques de certains chantres de l’enfance libérée ; des directeurs d’écoles privées n’entendent pas céder le label de l’innovation, sur lequel ils fondent la prospérité de leur établissement, à des recteurs d’académie ou des inspecteurs scolaires ; l’adjonction par certains groupes de causes annexes comme celles de l’espéranto, du végétarisme ou de la sagesse orientale ajoute de la confusion à l’identité même de ce mouvement pédagogique.

Par ailleurs, l’Education nouvelle n’échappe pas aux conflits politiques de l’Entre-deux-guerres. Au congrès de Locarno de 1927, une partie de la délégation italienne profite de cette réunion internationale pour vanter les mérites de l’éducation prônée par le nouveau régime fasciste, scandalisant les pacifistes-socialistes autrichiens qui sont empêchés de manifester leur réprobation et reprochent durement aux organisateurs suisses leur laxisme à l’égard de Mussolini et leur manque de neutralité durant les débats. Au congrès de Nice en 1932, la charte fait l’objet d’une révision, au cours de laquelle le courant spiritualiste, qui était à l’origine de la LIEN, est minorisé par des participants prônant un engagement politique résolument à gauche pour promouvoir les changements scolaires nécessaires. Cette orientation militante est défendue avant tout par la section française de la Ligue, le Groupe français pour l’éducation nouvelle (GFEN), mais elle reçoit à Nice le soutien décisif du fort contingent de personnes d’encadrement de l’administration scolaire française orientées comme par nature à gauche du fait de la querelle typiquement française entre enseignement public et enseignement privé. Au Congrès de Cheltenham en 1936, où le nombre de participants est d’un millier, on n’y trouve pratiquement aucun Allemand et la tension internationale durcit les positions des camps opposés. Le Congrès de Paris en 1939 est annulé à cause de la Deuxième guerre mondiale

Quand l’Ecole de Beauvallon est créée par Marguerite Soubeyran et Catherine Krafft en 1929, le courant de l’Education nouvelle est à son apogée. Mais ses divisions internes ne peuvent plus être vraiment surmontées. Avec la  crise économique et la montée des extrêmes, les finalités généreuses de l’Education nouvelle passent au second plan. Les établissements privés comme l’école de Beauvallon doivent concentrer leurs efforts pour survivre et parvenir à assurer le minimum vital aux enfants accueillis. Quand l’Education nouvelle n’est pas dénoncée comme subversive ou bourgeoise, elle est instrumentalisée par les différents camps politiques qui s’affrontent.

Après la Deuxième Guerre mondiale, la confiance dans le changement social inéluctable qu’apportera l’Education nouvelle s’est émoussée. La Ligue ne parvient d’ailleurs pas à renaître. L’heure est à l’organisation mondiale des grands programmes d’éducation par l’UNESCO. De nombreux militants s’engagent dans la prise en charge des milliers d’enfants orphelins, perdus ou abandonnés qui errent dans les villes et les campagnes d’Europe et créent la Fédération internationale des Communautés d’enfants (FICE). Au niveau national, se mettent en place des plans de rénovation du système scolaire : c’est le cas en France avec le Plan Langevin-Wallon (1944-1947) qui reprend de nombreux éléments de l’Education nouvelle. Mais celle-ci n’est plus guère animée par la foi militante ; elle est devenue un ensemble de techniques ou de méthodes permettant de rendre les enfants plus actifs dans leurs apprentissages.

Cette réduction de l’Education nouvelle explique en partie pourquoi certains courants pédagogiques du mouvement ont réussi, mieux que d’autres, à survivre. Ceux qui y sont parvenus sont organisés dans une structure parfois sectaire et ils ont élaboré un matériel et des techniques qui donnent une consistance concrète à leurs propositions pédagogiques. Ces conditions sont ainsi réunies dans le mouvement de Maria Montessori, dans celui de Célestin Freinet et dans celui des anthroposophes.

L’agitation dans les écoles et les universités à la fin des années 1960 va relancer les débats sur l’éducation et faire remonter les idées en vogue dans le courant de l’Education nouvelle. Il est intéressant de relever à ce sujet le succès éditorial de la série « Pédagogie » des éditions François Maspero. Cette collection dirigée par les concepteurs de la pédagogie institutionnelle va publier notamment quelques textes relatant des expériences éducatives de l’Entre-deux-guerres comme celles d’Alexander Neill ou des communautés scolaires de Hambourg qui apparaîtront aux yeux des lecteurs soixante-huitards comme tout à fait contemporaines. Forger l’homme nouveau par une éducation nouvelle, telle est l’utopie moderne par excellence, maintenue vivante tout au long du XXe siècle par le mouvement de l’Education nouvelle.

Joseph Coquoz

Brève bibliographie

Hameline, Daniel (2002), L’éducation dans le miroir du temps. Lausanne : Ed. Loisirs et Pédagogie/Ed. des Sentiers.

Hameline, Daniel ; Helmchen, Jürgen ; Oelkers, Jürgen (Eds) (1995), L’éducation nouvelle et les enjeux de son histoire. Berne : Peter Lang

Ohayon, Annick ; Ottavi, Dominique ; Savoye, Antoine (Eds) (2004), L’Education nouvelle, histoire, présence et devenir. Berne : Peter Lang

Röhrs, Hermann ; Lenhart Volker (Eds) (1995), Progressive Education Across the Continents. A Handbook. Frankfurt am Main: Peter Lang.

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