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Jean Cayrol

de l’académie Goncourt

 

Nuit et Brouillard

(texte du commentaire dit par Michel Bouquet)

 

Même un paysage tranquille, même une prairie avec des vols de corbeaux, des moissons et des feux d’herbe, même une route où passent des voitures, des paysans, des couples, même un village pour vacances, avec une foire et un clocher, peuvent conduire tout simplement à un camp de concentra­tion.

Le Struthof, Oranienbourg, Auschwitz, Neuen­gamme, Belsen, Ravensbruck, Dachau, Mauthausen, furent des noms comme les autres sur les cartes et les guides.

Le sang a caillé, les bouches se sont tues, les blocks ne sont plus visités que par une caméra. Une drôle d’herbe a poussé et recouvert la terre usée par le piéti­nement des concentrationnaires. Le courant ne passe plus dans les fils électriques. Plus aucun pas que le nôtre.

1933, la machine se met en marche.

Il faut une nation sans fausse note, sans querelles.

On se met au travail.

Un camp de concentration se construit comme un stade, ou un grand hôtel, avec des entrepreneurs, des devis, de la concurrence, sans doute des pots-de-vin.

Pas de style imposé. C’est laissé à l’imagination. Style alpin, style garage, style japonais, sans style.

Les architectes inventent calmement ces porches destinés à n’être franchis qu’une seule fois.

Pendant ce temps, Burger, ouvrier allemand, Stern, étudiant juif d’Amsterdam, Schmulzki, marchand de Cracovie, Annette, lycéenne de Bordeaux, vivent leur vie de tous les jours, sans savoir qu’ils ont déjà, à mille kilomètres de chez eux, une place assignée.

Et le jour vient où leurs blocks sont terminés, où il ne manque plus qu’eux.

Raflés de Varsovie, déportés de Lodz, de Prague, de Bruxelles, d’Athènes, de Zagreb, d’Odessa ou de Rome, internés de Pithiviers, raflés du Vel’ d’Hiv’, résistants parqués à Compiègne, la foule des pris sur le fait, des pris par erreur, des pris au hasard, se met en marche vers les camps.

Trains clos, verrouillés, entassement des dépor­tés à cent par wagon, ni jour, ni nuit, la faim, la soif, l’asphyxie, la folie. Un message tombe, quelquefois, ramassé. La mort fait son premier choix. Un second est fait à l’arrivée dans la nuit et le brouillard.

Aujourd’hui, sur la même voie, ilfait jour et soleil. On la parcourt lentement, à la recherche de quoi ? De la trace des cadavres qui s’écroulaient dès l’ouverture des portes? Ou bien du piétinement des premiers débar­qués poussés à coups de crosse jusqu’à l’entrée du camp, parmi les aboiements des chiens, les éclairs des projec­teurs, avec au loin la flamme du crématoire, dans une de ces mises en scène nocturnes qui plaisent tant aux nazis.

Premier regard sur le camp : c’est une autre planète.

Sous son prétexte hygiénique, la nudité, du premier coup, livre au camp l’homme déjà humilié.

Rasé, tatoué, numéroté, pris dans le jeu d’une hié­rarchie encore incompréhensible, revêtu de la tenue bleue rayée, classé parfois « Nacht und Nebel », « Nuit et Brouillard », marqué du triangle rouge des politiques, le déporté affronte d’abord les triangles verts : les droits-communs, maîtres parmi les sous­hommes. Au-dessus : le kapo, presque toujours un droit -commun. Au-dessus encore: le S.S., l’intou­chable. On lui parle à trois mètres. Tout en haut: le commandant. Lointain, il préside aux rites. Il affecte d’ignorer le camp. Qui ne l’ignore pas, d’ailleurs … ?

Cette réalité des camps, méprisée par ceux qui la fabriquent, insaisissable pour ceux qui la subissent, c’est bien en vain qu’à notre tour nous essayons d’en découvrir les restes.

Ces blocks en bois, ces châlits où l’on dormait à trois, ces terriers où l’on se cachait, où l’on mangeait à la sau­vette, où le sommeil même était une menace, aucune description, aucune image ne peuvent leur rendre leur vraie dimension : celle d’une peur ininterrompue.

Il faudrait la paillasse qui servait de garde-manger et de coffre-fort, la couverture pour laquelle on se bat­tait, les dénonciations, les jurons, les ordres retransmis dans toutes les langues, les brusques entrées du S.S. pris d’une envie de contrôle ou de brimade.

De ce dortoir de briques, de ces sommeils menacés, nous ne pouvons que vous montrer l’écorce, la couleur.

 

Voilà le décor: ces bâtiments qui pourraient être écuries, granges, ateliers, un terrain pauvre devenu terrain vague, un ciel d’automne devenu indifférent: voilà tout ce qui nous reste pour imaginer cette nuit coupée d’appels, de contrôle de poux, nuit qui claque des dents. Il faut dormir vite. Réveils à la trique, on se bouscule, on cherche ses effets volés.

Cinq heures, rassemblement sur l’appel-platz. Les morts de la nuit faussent toujours les comptes. Un orchestre joue une marche d’opérette au départ pour la carrière, pour l’usine.

Travail dans la neige qui devient vite de la boue gla­cée. Le froid aggrave les plaies. Travail dans la chaleur d’août avec la soif et la dysenterie.

Trois mille Espagnols sont morts pour construire cet escalier qui mène à la carrière de Mauthausen.

Travail dans les usines souterraines. De mois en mois elles se terrent, s’enfoncent, se cachent, tuent. Elles portent des noms de femmes : Dora, Laura.

Mais ces étranges ouvriers de trente kilos sont peu sûrs. Et le S.S. les guette, les surveille, les fait rassem­bler, les inspecte et les fouille avant le retour au camp.

 

Des pancartes de style rustique renvoient chacun chez soi. Le kapo n’a plus qu’à faire le compte de ses victimes de la journée. Le déporté, lui, retrouve l’ob­session qui dirige sa vie et ses rêves : manger.

La soupe. Chaque cuillère n’a pas de prix. Une cuillère de moins, c’est un jour de moins à vivre. On troque deux, trois cigarettes, contre une soupe. Beaucoup, trop faibles, ne peuvent défendre leur ration contre les coups et les voleurs.

Ils attendent que la boue, la neige, les prennent. S’entendre enfin n’importe où et avoir son agonie à soi. Les latrines, les abords. Des squelettes aux ventres

de bébés y venaient sept fois, huit fois par nuit. La soupe était diurétique. Malheur à celui qui rencontrait un kapo ivre au clair de lune. On s’y observait avec crainte, on y guettait les symptômes bientôt familiers: « faire du sang », c’était signe de mort.

Marché clandestin: on y vendait, on y achetait, on y tuait en douce. On s’y rendait visite. On y échafaudait un plan d’appartement pour le retour. On se passait les vraies et les fausses nouvelles. On y organisait des groupes de résistance.

Une société y prenait forme. Une forme sculp­tée dans la terreur, moins folle pourtant que l’ordre des S.S. qui s’exprimait par ces préceptes: «  LA PROPRETÉ C’EST LA SANTÉ » – « LE TRAVAIL C’EST LA LIBERTÉ » – « CHACUN SON DÛ » – « UN POU C’EST LA MORT ». Et un S.S. donc!

Chaque camp réserve des surprises : un orchestre symphonique, un zoo, des serres où Himmler entre­tient des plantes fragiles, le Chêne de Goethe à Buchenwald. On a construit le camp autour, mais on a respecté le chêne.

Un orphelinat éphémère, constamment renouvelé, un block des invalides.

Alors le monde véritable, celui des paysages calmes, celui du temps d’avant, peut bien apparaître de loin, pas si loin. Pour le déporté, c’était une image. Il n’appartenait plus qu’à cet univers fini, fermé, limité par les miradors d’où les soldats sur­veillaient la bonne tenue du camp, visaient sans fin les déportés, les tuaient à l’occasion, par désœuvre­ment.

Tout est prétexte à facéties, à punitions, à humilia­tion. Les appels durent des heures. Un lit mal fait : vingt coups de bâton. Ne pas se faire remarquer, ne pas faire signe aux dieux. Ils ont leur potence. Leur terrain de mise à mort.

Cette cour du block onze, dérobée aux regards, arrangée pour la fusillade, avec son mur protégé contre le ricochet des balles. Ce château d’Hartheim, où des autocars aux vitres fumées conduisent des pas­sagers qu’on ne reverra plus.

« Transports noirs »  qui partent à la nuit et dont personne ne saura jamais rien.

Mais c’est incroyablement résistant un homme: le corps brûlé de fatigue, l’esprit travaille, les mains couvertes de pansements travaillent.

On fabrique des cuillères, des marionnettes qu’on dissimule, des monstres, des boîtes.

On réussit à écrire, à prendre des notes, à exer­cer sa mémoire avec des rêves. On peut penser à Dieu.

On arrive même à s’organiser politiquement, à dis­puter aux droits-communs le contrôle intérieur de la vie du camp.

On s’occupe des camarades les plus atteints … On donne sur sa nourriture. On crée des entraides. En dernière ressource, on pousse avec angoisse les plus menacés à l’hôpital, au « Revier ».

Approcher de cette porte, c’était l’illusion d’une vraie maladie, l’espérance d’un lit. C’était aussi le risque d’une mort à la seringue.

Les soins sont vagues, les médicaments sont dérisoires, les pansements sont en papier. La même pommade sert pour toutes les plaies. Quelquefois, le malade affamé mange son pansement.

À la fin, tous les déportés se ressemblent. Ils s’alignent sur un modèle sans âge qui meurt les yeux ouverts.

Il y avait un block chirurgical. Pour un peu, on se serait cru devant une vraie clinique.

Docteur S.S., infirmière inquiétante … il y a un décor, mais derrière? Des opérations inutiles, des ampu­tations, des mutilations expérimentales. Les kapos comme les chirurgiens S.S. peuvent se faire la main.

Les grandes usines chimiques envoient aux camps des échantillons de leurs produits toxiques. Ou bien elles achètent un lot de déportés pour leurs essais. De ces cobayes, quelques-uns survivront, castrés, brûlés au phos­phore. Il y a celle dont la chair sera marquée pour la vie, malgré le retour. Ces femmes, ces hommes, les bureaux administratifs conservent leurs visages, déposés à l’arrivée.

Les noms aussi sont déposés. Des noms de vingt-deux nations. Ils remplissent des centaines de registres, des milliers de fichiers. Un trait rouge biffe les morts.

Des déportés tiennent cette comptabilité délirante, toujours fausse, sous l’ œil des S.S. et des kapos privilégiés.

Ceux-là sont les « prominents », le gratin du camp. Le kapo a sa propre chambre où il peut entasser ses réserves et recevoir le soir ses jeunes favorites.

Tout près du camp, le commandant a sa villa où sa femme contribue à entretenir une vie familiale et quelquefois mondaine comme dans n’importe quelle autre garnison. Peut-être seulement s’y ennuie-t-elle un peu plus: la guerre ne veut pas finir.

Plus fortunés, les kapos avaient un bordel. Des pri­sonnières mieux nourries, mais comme les autres, vouées à la mort.

Quelquefois, de ces fenêtres, il est tombé un mor­ceau de pain pour un camarade au-dehors.

Ainsi, les S.S. étaient arrivés à reconstituer dans le camp une cité vraisemblable avec hôpital, quartier réservé, quartier résidentiel, et même – oui – une prison.

Inutile de décrire ce qui se passait dans ces cachots.

Ces cages calculées pour qu’on ne puisse tenir ni debout, ni couché, des hommes, des femmes, y furent suppliciés consciencieusement pendant des jours.

Les bouches d’aération ne retiennent pas le cri. 1942. Himmler se rend sur les lieux. Il faut anéan­tir, mais productivement. Laissant la productivité à ses techniciens, Himmler se penche sur le problème de l’anéantissement. On étudie des plans, des maquettes. On les exécute, et les déportés eux-mêmes participent aux travaux.

Un crématoire, cela pouvait prendre à l’occasion un petit air de carte postale. Plus tard – aujourd’hui -, des touristes s’y font photographier.

La déportation s’étend à l’Europe entière. Les convois s’égarent, stoppent, repartent, sont bombardés, arrivent enfin. Pour certains, la sélection est déjà faite. Pour les autres, on trie tout de suite. Ceux de gauche iront travailler. Ceux de droite …

Ces images sont prises quelques instants avant une extermination. Tuer à la main prend du temps. On commande des boîtes de gaz zyklon.

Rien ne distinguait la chambre à gaz d’un block ordinaire. À l’intérieur, une salle de douches fausse accueillait les nouveaux venus.

On fermait les portes. On observait. Le seul signe – mais il faut le savoir -, c’est ce plafond labouré par les ongles. Même le béton se déchirait.

Quand les crématoires sont insuffisants, on dresse des bûchers. Les nouveaux fours absorbaient cepen­dant plusieurs milliers de corps par jour.

Tout est récupéré. Voici les réserves des nazis en guerre, leurs greniers.

Rien que des cheveux de femmes … À quinze pfen­nigs le kilo, on en fait du tissu.

Avec les os … des engrais. Tout au moins on essaie.

Avec les corps … mais on ne peut plus rien dire … avec les corps, on veut fabriquer du savon …

Quant à la peau …

1945. Les camps s’étendent, sont pleins. Ce sont des villes de cent mille habitants. Complet partout. La grosse industrie s’intéresse à cette main-d’œuvre indé­finiment renouvelable. Des usines ont leurs camps per­sonnels interdits aux S.S.

Steyr, Krupp, Heinkel, I.G. Farben, Siemens, Hermann Goering ! s’approvisionnent à ces mar­chés.

Les nazis peuvent gagner la guerre, ces nou­velles villes font partie de leur économie. Mais ils la perdent.

Le charbon manque pour les crématoires. Le pain manque pour les hommes. Les cadavres engorgent les rues des camps. Le typhus … Quand les Alliés ouvrent les portes … toutes les portes …

Les déportés regardent sans comprendre. Sont­ils délivrés? La vie quotidienne va-t-elle les recon­naître ?

«  Je ne suis pas responsable », dit le kapo. «Je ne suis pas responsable », dit l’officier. « Je ne suis pas responsable….

Alors qui est responsable ?

Au moment oùje vous parle, l’eau froide des marais et des ruines remplit le creux des charniers, une eau froide et opaque comme notre mauvaise mémoire.

La guerre s’est assoupie, un œil toujours ouvert. L’herbe fidèle est venue à nouveau sur les appel­platz autour des blocks.

Un village abandonné, encore plein de menaces.

Le crématoire est hors d’usage. Les ruses nazies sont démodées.

Neuf millions de morts hantent ce paysage.

Qui de nous veille de cet étrange observatoire pour nous avertir de la venue des nouveaux bourreaux? Ont-ils vraiment un autre visage que le nôtre?

 

Quelque part, parmi nous, il reste des kapos chanceux, des chefs récupérés, des dénonciateurs inconnus.

Il y a nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui fei­gnons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin.

 

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